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LIVRE II. — CHAPITRE IV.

grands pillards de l’univers, on ne pourrait que sourire de la malice du philosophe, et il n’y aurait plus de débat.

Si, comme il est probable, Carnéade a voulu servir la cause des Athéniens, et faire comprendre aux Romains qu’il ne faut pas abuser des grands mots de justice et d’honnêteté, et qu’eux-mêmes, les ayant fort souvent oubliés, devaient se montrer indulgents à l’égard d’autrui, on pourrait penser qu’il a été trop diplomate pour un philosophe. Mais la mission dont il était chargé, l’intérêt de sa patrie d’adoption, seraient peut-être pour lui des circonstances atténuantes, et il serait bien difficile, sur ce chef, de le condamner sans réserves.

Mais laissons ces explications. La méthode employée par Carnéade dans ces fameux discours était celle qu’il suivait constamment : c’était celle de l’Académie, de l’ancienne autant que de la nouvelle. Prenons ce discours comme un échantillon de ceux qu’il prononçait dans son école, et négligeant les circonstances accessoires, jugeons-le à un point de vue purement philosophique.

Que reproche-t-on à Carnéade ? Est-ce d’avoir, sous couleur d’exposer impartialement le pour et le contre, secrètement favorisé la thèse négative, et sournoisement trahi la cause de la justice ? C’est bien ce qu’on a dit[1] ; mais c’est inexact. Rien dans les textes ne justifie cette accusation, et elle est contraire à tout ce que nous savons de sa méthode, de ses habitudes, de l’attitude même qu’il avait prise. Tout son art au contraire était de tenir la balance égale entre les thèses opposées, de faire en sorte que l’auditeur, sollicité en sens contraire par des raisons tout à

  1. « C’est froidement, dit-on, et pour l’amour de l’art, que Carnéade démontre à ceux qui l’écoutent, et dont il va bientôt lasser la patience, leur radicale malhonnêteté. » Mais ce n’est pas parce qu’il a indigné le public, c’est au contraire parce qu’il a eu trop de succès que Carnéade a dû quitter Rome. Il n’a pas été chassé : ce n’est pas par scrupule moral, c’est parce que la jeunesse était trop enthousiaste, que Caton a fait régler l’affaire qui retenait l’ambassadeur athénien. C’est un point que M. Martha a surabondamment démontré : les textes sont formels. De plus, Carnéade ne démontre pas aux Romains « leur radicale malhonnêteté » ; il se contente de montrer qu’en certains cas il y a une différence ou une opposition entre la justice et ce qu’on nomme la sagesse.