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CARNÉADE. — SA VIE ET SA DOCTRINE.

il est impossible de prendre toutes ces précautions : on se contente alors des deux premières conditions. Parfois, le temps manque pour s’assurer que la troisième est remplie. Un homme, poursuivi par les ennemis, aperçoit une caverne : il s’approche, et croit voir qu’elle est occupée par l’ennemi ; il ne va pas examiner la chose en détail, il se sauve ; la seule apparence probable lui suffit. Mais un autre a du temps devant lui. Il entre dans une maison mal éclairée, voit une corde enroulée et se figure que c’est un serpent ; il s’en va. Mais à la réflexion, il revient sur ses pas ; le serpent est immobile ; il est probable que ce n’est pas un serpent. Pourtant, l’hiver, les serpents sont engourdis ; il faut s’assurer davantage ; il frappe le serpent de son bâton, et décidément s’aperçoit qu’il n’a qu’une corde sous les yeux. On voit à quelles conditions la représentation sera un bon critérium pratique ; elle devra être probable, n’être contredite par rien, avoir été examinée dans tous ses détails.

Dans toute cette théorie, on l’a vu par les paroles mêmes de Sextus, Carnéade distingue très nettement, comme les modernes, le point de vue objectif et le point de vue subjectif. Il renonce absolument à rien affirmer touchant la conformité de la représentation à son objet, à la chose en soi ; par là il demeure en dehors du dogmatisme tel qu’on l’entend d’ordinaire ; il nie la certitude en tant que perception d’une réalité située hors de l’esprit. Sa philosophie est exclusivement subjective ; seulement, sans sortir du sujet et de ses représentations, il cherche d’abord dans le caractère de la représentation, puis surtout dans le lien qui unit les représentations, dans leur mode de groupement, un équivalent pratique de cette vérité qu’il déclare théoriquement inaccessible. Par là, il diffère des sceptiques proprement dits, qui ne reconnaissent que des phénomènes éparpillés et sans lien. On peut dire qu’il occupe une situation intermédiaire entre les deux écoles. Il importe cependant de remarquer qu’il ne fait ou ne croit faire au dogmatisme aucune concession importante, puisque toujours il nie que l’esprit puisse saisir ou comprendre hors de lui une réalité véritable. Il est, à vrai dire, plus éloigné