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charme ; seulement, lorsque l’ariette venait arrêter le développement de la passion, au moment même où elle commençait à me pénétrer, j’en éprouvais un déplaisir mortel, et plus d’ennui encore que des interruptions de l’Arioste. Je lus aussi alors quelques comédies de Goldoni, qui me divertirent beaucoup : celles-ci, c’était le maître qui me les prêtait. Mais cet instinct des choses dramatiques, dont le germe était peut-être en moi, fut promptement étouffé et s’éteignit faute d’alimens, d’encouragemens, enfin de tout ce qui pouvait le développer. En résumé, mon ignorance, celle de mes maîtres, et notre insouciance à tous, en toute chose, ne pouvaient aller plus loin.

Dans ces longs et fréquens intervalles où ma santé ne me permettait pas d’aller en classe avec les autres, un de mes camarades, mon aîné en âge, en force, et en ânerie plus encore, me chargeait de temps en temps de lui faire son devoir : c’était une version, une amplification ou des vers. Voici le bel argument qu’il employait pour m’y contraindre : « Si tu veux me faire mon devoir, je te donnerai ces deux balles. » Et il me les montrait, jolies, en beau drap, partagées en quatre couleurs, bien cousues, et merveilleusement rebondissantes. « Si tu ne veux pas le faire, je te donne deux taloches. » Et tout en parlant, il levait sa main formidable, et la tenait menaçante au-dessus de ma tête. Je prenais les deux balles et lui faisais son devoir. Au commencement, je le faisais avec conscience et de mon mieux, et le professeur s’étonnait un peu des pro-