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vais ni provoqué, ni entendu dire un seul mot à ce sujet, et je ne savais même pas si elle était encore ou non de ce monde. Mais à Douvres, au moment où j’allais m’embarquer, comme j’avais précédé mon amie d’environ un quart d’heure pour m’assurer si tout était en ordre dans le bateau, voici que sur le point de quitter le môle pour y entrer, ayant par hasard levé les yeux sur la plage, où il y avait un certain nombre de personnes, la première que mes yeux rencontrent et distinguent tout d’abord, car elle était fort près, c’est cette dame, très-belle encore, presque aussi belle que je l’avais laissée, juste vingt ans auparavant, en 1771. Je crus que je rêvais ; je regardai mieux, et un sourire qu’elle m’adressa en me regardant à son tour ne me permit plus de douter. Je ne saurais rendre tous les mouvemens, tous les sentimens contraires que cette vue souleva dans mon cœur. Toutefois je ne lui adressai pas une parole. J’entrai dans le paquebot, et je n’en sortis plus. J’y attendis mon amie, qui arriva au bout d’un quart d’heure, et nous levâmes l’ancre. Elle me dit que des messieurs qui étaient venus l’accompagner jusqu’au paquebot lui avaient montré cette dame en la lui nommant, et y avaient ajouté un petit abrégé de sa vie passée et présente. Je lui racontai, à mon tour, comment je l’avais vue et ce qui s’était passé. Entre nous, jamais de feinte, de défiance, de mésestime, de plainte.

Nous arrivâmes à Calais. À Calais, encore ému d’une apparition si inattendue, je voulus écrire à cette femme, pour soulager mon cœur, et j’en-