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le poète, un mélange ineffable et confus qui, avec moins d’ardeur et d’impétuosité, avait cependant quelque chose de plus profond, de mieux senti, de plus durable. Telle fut la flamme qui, à dater de cette époque, vint insensiblement se placer à la tête de toutes mes affections, de toutes mes pensées, et qui désormais ne peut s’éteindre qu’avec ma vie. Ayant fini par m’apercevoir au bout de deux mois que c’était là la femme que je cherchais, puisque loin de trouver chez elle, comme dans le vulgaire des femmes, un obstacle à la gloire littéraire, et de voir l’amour qu’elle m’inspirait me dégoûter des occupations utiles, et rapetisser, pour ainsi dire, mes pensées, j’y trouvai, au contraire, un aiguillon, un encouragement et un exemple pour tout ce qui était bien ; j’appris à connaître, à apprécier un trésor si rare, et dès lors je me livrai éperduement à elle. Et certes je ne me trompai pas, puisque après dix années entières, à l’heure où j’écris ces enfantillages, désormais, hélas ! entré dans la triste saison des désenchantemens, de plus en plus je m’enflamme pour elle, à mesure que le temps va détruisant en elle ce qui n’est pas elle, ces frêles avantages d’une beauté qui devait mourir. Chaque jour mon cœur s’élève, s’adoucit, s’améliore en elle, et j’oserai dire, j’oserai croire, qu’il en est d’elle comme de moi, et que son cœur, en s’appuyant sur le mien, y puise une force nouvelle.