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de m’en assurer en y réfléchissant ; car alors ce que je sentais, ce que je faisais, je n’en savais rien et j’obéissais purement à l’instinct de la nature. Mon innocent amour pour ces novices en vint à ce point que je ne cessais de penser à eux et à leurs diverses fonctions : tantôt mon imagination me les peignait, leurs cierges à la main, et servant la messe avec leur visage angélique et recueilli ; tantôt je les voyais promenant leurs encensoirs autour de l’autel. Tout entier absorbé dans ces images, je négligeais mes études : toute occupation, toute société me devenait importune. Un jour, entre autres, que mon maître était sorti, me trouvant seul dans ma chambre, je cherchai l’article frères dans mes deux dictionnaires, italien et latin, et, l’ayant effacé dans l’un et l’autre, j’y substituai le mot pères : je croyais par là sans doute ennoblir, ou, que sais-je encore ? honorer ces petits novices que je voyais chaque jour, mais à qui je n’avais jamais adressé la parole, et de qui je ne savais pas le moins du monde ce que je voulais. J’avais parfois ouï prononcer le mot frère avec une sorte de mépris, et celui de père avec respect et amour. C’étaient là les seules raisons qui me firent corriger ces deux dictionnaires, et ces corrections grossièrement faites avec le grattoir et la plume, tremblant qu’on ne les découvrît, je mis toute ma sollicitude à les dérober à mon précepteur, qui, bien loin de s’en douter et de songer à pareille chose, n’eut gardé de s’en apercevoir. Pour peu que l’on veuille bien réfléchir un moment sur cette niaiserie, et y chercher le germe des passions de l’homme, on