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une persévérance égale au transport que le son de la guitare excitait en moi. Aussi jamais, ni sur cet instrument, ni sur le clavecin, que j’avais appris depuis mon enfance, n’ai-je dépassé le médiocrité, quoique j’eusse l’oreille et l’imagination musicales au plus haut degré. Je passai ainsi mon été entre mes deux abbés, dont l’un, avec sa guitare, m’allégeait l’ennui pour moi si nouveau d’une étude sérieuse et appliquée, tandis que l’autre me faisait donner au diable avec son français. Avec tout cela ce furent pour moi de délicieux momens et les plus utiles de ma vie, parce qu’il me fut permis de me recueillir en moi-même et de travailler efficacement à dérouiller ma pauvre intelligence, à rouvrir dans mon cerveau les facultés d’apprendre qui s’étaient obstruées au-delà de toute croyance, pendant ces dix mois entiers où je m’encroûtai dans le léthargique oubli de la plus coupable oisiveté. Tout d’un coup je m’évertuai à traduire et à mettre en prose italienne ce Philippe et ce Polynice, venus au monde sous des haillons français. Mais quelque ardeur que j’y apportasse, ces tragédies restaient toujours pour moi deux choses amphibies entre le français et l’italien, sans pouvoir être ni de l’un ni de l’autre, précisément comme l’a dit notre poète du papier qui s’enflamme :

.....Un color bruno
Che non è nero ancora, e il bianco muore[1]

  1. Cette couleur brune qui n’est pas encore le noir, mais où déjà le blanc se perd.