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assurément répandu un déluge de rimes ; car mille réflexions morales et mélancoliques, mille images pénibles ou joyeuses et folles, et cela parfois tout ensemble, venaient en foule assaillir mon esprit.

Mais alors je ne possédais aucune langue, et je n’imaginais même pas qu’il pût ou qu’il dût un jour m’arriver d’écrire quoi que ce fût en vers ou en prose. Je me contentais de rêver intérieurement, et quelquefois de pleurer à chaudes larmes, sans savoir pourquoi, ou de rire, ne le sachant pas davantage : deux choses qui, si l’art n’en tire aucune œuvre, sont traitées de pure folie, et le sont en effet ; que l’œuvre naisse, on dira : c’est de la poésie, et ce sera de la poésie.

Ainsi se passa ce premier voyage jusqu’à Madrid. Mais j’avais si bien pris les allures de cette vie de Bohémien, que tout d’abord je m’ennuyai à Madrid, et qu’il me fallut un grand effort pour y rester un mois tout au plus. Je n’y fréquentai, je n’y connus pas âme qui vive, à l’exception d’un jeune horloger du pays qui revenait alors de la Hollande, où il était allé étudier les secrets de son art. Ce jeune homme avait beaucoup d’esprit naturel, et comme il avait un peu entrevu le monde, il se plaignait amèrement avec moi de toutes les barbaries qui, sous tant de formes diverses, affligeaient sa patrie. Et ici je raconterai en peu de mots un acte de brutale démence dont Élie faillit être la victime, en présence de ce jeune Espagnol. Un soir que l’horloger avait soupé avec moi, et que, le souper fini, nous étions encore à table à deviser, Élie