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façon de voyager dans ces déserts. Si l’on n’a beaucoup de jeunesse, de santé, d’argent et de patience, c’est une épreuve à laquelle on ne résiste guère. Je m’y fis pourtant assez bien pendant les quinze jours que je mis à me rendre à Madrid, et je finis même par trouver plus de plaisir à marcher ainsi qu’à m’arrêter dans quelqu’une de ces villes à demi barbares : mais on sait que pour moi, il n’était pas de plus grand plaisir que celui d’aller, et de plus grand ennui que de m’arrêter. Ainsi le voulait l’inquiète mobilité de mon caractère. Le plus souvent je faisais à pied la meilleure partie de la route auprès de mon bel Andalous, qui me suivait avec la fidélité d’un chien ; et entre nous la conversation ne languissait pas ; ma grande jouissance était de me voir seul avec lui dans ces vastes déserts de l’Aragon. Je me faisais toujours précéder de mes gens avec la voiture et les mules, et je suivais de loin. De son côté, Élie, monté sur un petit mulet, s’en allait, le fusil en main, chassant et tirant à droite et à gauche, des lapins, des lièvres, des oiseaux, les vrais habitans de l’Espagne ; il arrivait une heure ou deux avant moi, et, grâces à lui, je trouvais de quoi assouvir ma faim, à la halte de midi ainsi gu’à celle du soir.

Le malheur (ce fut peut-être un bonheur pour d’autres), c’est qu’à cette époque je ne savais encore comment m’y prendre pour développer en vers mes pensées et mes sentimens. Au milieu de cette solitude, et avec ce mouvement continuel, j’aurais