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vie intérieure : mais, à dix-neuf ans, j’avais vu l’Angleterre, mais, à vingt ans, j’avais lu et chaudement senti Plutarque : je ne devais donc pas imaginer qu’on pût se marier et avoir des enfans à Turin. Toutefois la légèreté de mon âge me rendit peu à peu plus docile à ses conseils sans cesse répétés, et je permis à mon beau-frère de rechercher en mon nom une jeune héritière d’une illustre maison, assez belle d’ailleurs, avec des yeux très-noirs, qui n’auraient pas eu de peine à me faire oublier Plutarque, comme Plutarque lui-même avait amorti ma passion pour la belle Hollandaise. Et je dois confesser ici que, dans cette occasion, je convoitai lâchement la fortune de cette jeune fille plus encore que sa beauté : je calculais en moi-même que mes revenus accrus à peu près de moitié me mettraient en état de faire, comme on dit, dans le monde une meilleure figure. Mais, dans cette affaire, mon heureuse étoile me servit beaucoup mieux que mon débile et vulgaire jugement, fils d’un esprit malsain. Au commencement, la jeune fille eût incliné de mon côté ; mais une bonne tante fit pencher la balance en faveur d’un autre jeune seigneur qui, étant fils de famille, avec une multitude de frères et des oncles, était alors beaucoup moins à l’aise que moi, mais qui jouissait à la cour d’un certain crédit auprès du duc de Savoie, héritier présomptif de la couronne, dont il avait été page, et de qui, dans la suite, il obtint en effet toutes les grâces que le pays comporte. Ce jeune homme avait de plus un excellent carac-