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Ferrare. Je sortis de cette ville sans me souvenir qu’elle avait vu naître et mourir ce divin Arioste, dont j’avais eu tant de plaisir à lire en partie le poème, et dont les vers étaient les premiers, les premiers entre tous, qui fussent tombés entre mes mains. Mais ma pauvre intelligence dormait alors ensevelie dans le plus honteux sommeil, et se rouillait chaque jour davantage pour tout ce qui était des belles lettres. Quant à la science du monde et des hommes, chaque jour aussi, sans m’en apercevoir, j’y devenais, plus habile, grâce au grand nombre et à la variété de tableaux de mœurs qui venaient journellement s’offrir à mes yeux et à ma réflexion.

Au pont de Lagoscuro je pris le courrier de Venise : c’est une barque, où je me trouvai en compagnie de quelques danseuses de théâtre, dont une était fort belle. Mais cette rencontre ne m’allégea nullement l’ennui du passage, qui dura deux jours et une nuit jusqu’à Chiazza : ces nymphes faisaient les Suzannes, et je n’ai jamais pu supporter la vertu de contrebande.

Me voici enfin à Venise. Pendant les premiers jours, la nouveauté du site me remplit d’admiration et de contentement. Il n’était pas jusqu’au jargon des habitans que je n’écoutasse avec plaisir ; peut-être parce que les comédies de Goldoni y avaient, dès l’enfance, accoutumé mon oreille ; et en effet ce dialecte a de la grâce, il ne lui manque que la majesté. La foule des étrangers, le grand nombre des théâtres, la variété des divertissemens et des fêtes