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La Reine, après une conversation pleine de bonté pour moi, me dit en riant : « Et vous, Victorine, que comptez-vous faire ? J’imagine que vous êtes venue ici, comme tout le monde, pour émigrer ? » Je lui répondis que c’était l’intention de M. de Lescure, mais qu’il resterait à Paris, s’il pouvait espérer être plus utile à Sa Majesté. À ces mots, la Reine réfléchit un instant et me dit d’un air très sérieux : « C’est un bon sujet, il n’a pas d’ambition, qu’il reste. » Je lui répondis que ses ordres étaient des lois. Elle me parla de ses enfants et me dit : « Il y a longtemps que vous ne les avez vus, venez demain à six heures chez Mme de Tourzel, j’y mènerai ma fille ; » car alors elle l’élevait elle-même, et Mme de Tourzel n’était chargée que du Dauphin. Quand la Reine fut partie, Mme de Lamballe me témoigna sa joie de la manière dont j’avais été traitée ; je lui dis que j’en sentais tout le prix, et que M. de Lescure resterait. Elle me recommanda le plus profond secret sur les ordres que je venais de recevoir.

J’allai le lendemain chez Mme de Tourzel[1], la Reine y entra avec Madame Royale, elle vint à moi et me dit tout bas, en me serrant la main fortement : « Victorine, j’espère que vous restez. » Je lui répondis que oui ; elle me serra encore la main, et fut causer avec Mmes de Lamballe et de Tourzel : elle parla d’abord de moi et répéta plusieurs fois : « Victorine reste à Paris », assez haut pour que je l’entendisse. Depuis, elle adressa la parole à M. de Lescure, chaque fois qu’il faisait sa cour, et il n’y a jamais manqué tous les jours où la famille royale recevait, jusqu’au 10 août. C’est ainsi que cette reine savait captiver les cœurs, mais on a fait tourner ses bontés mêmes contre elle. Je passai la soirée chez Mme de Lamballe avec Madame Royale et beaucoup de monde.

  1. Louise-Élisabeth, princesse de Croÿ d’Havré, née à Paris le 11 juin 1749, mariée le 8 avril 1764 à Louis-François du Bouchet de Sourches, marquis de Tourzel, prévôt de l’hôtel du Roi, et grand prévôt de France, mort en 1786. Gouvernante des enfants de France, créée duchesse en 1816, elle mourut le 14 mai 1832, au château de Groussay, près Montfort-l’Amaury (Seine-et-Oise).