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Le 13 janvier, la vigie signala la terre à dix milles dans l’ouest. C’était une côte basse et presque confondue dans son éloignement avec la ligne des flots. Crockston examinait attentivement l’horizon, et, vers neuf heures du matin, fixant un point dans l’éclaircie du ciel, s’écria :

« Le phare de Charleston ! »

Si le Delphin fût arrivé de nuit, ce phare, situé sur l’île Morris, et élevé de cent quarante pieds au−dessus du niveau de la mer, eût été aperçu depuis plusieurs heures, car les éclats de son feu tournant sont visibles à une distance de quatorze milles.

Lorsque la position du Delphin fut ainsi relevée, James Playfair n’eut plus qu’une chose à faire : décider par quelle passe il pénétrerait dans la baie de Charleston.

« Si nous ne rencontrons aucun obstacle, dit−il, avant trois heures nous serons en sûreté dans les docks du port. »

La ville de Charleston est située au fond d’un estuaire long de sept milles, large de deux, nommé Charleston−Harbour, et dont l’entrée est assez difficile. Cette entrée est resserrée entre l’île Morris au sud et l’île Sullivan[1] au nord. À l’époque où le Delphin vint tenter de forcer le blocus, l’île Morris appartenait déjà aux troupes fédérales, et le général Gillmore y faisait établir des batteries qui battaient et commandaient la rade. L’île Sullivan, au contraire, était aux mains des Confédérés qui tenaient bon dans le fort Moultrie, situé à son extrémité. Il y avait donc tout avantage pour le Delphin à raser de près les rivages du nord, pour éviter le feu des batteries de l’île Morris.

Cinq passes permettaient de pénétrer dans l’estuaire : le chenal de l’île Sullivan, le chenal du nord, le chenal Overall, le chenal principal, et enfin le chenal Lawford ; mais ce dernier ne doit pas être attaqué par des étrangers, à moins qu’ils n’aient d’excellentes pratiques à bord, et des navires calant moins de sept pieds d’eau. Quand au chenal du nord et au chenal Overall, ils étaient enfilés par les batteries fédérales. Donc, il ne fallait pas y penser. Si James Playfair avait eu la possibilité de choisir, il aurait engagé son steamer dans le chenal principal, qui est le meilleur et dont les relèvements sont faciles à suivre ; mais il fallait s’en remettre aux circonstances et se décider suivant l’événement. D’ailleurs, le capitaine du Delphin connaissait parfaitement tous les secrets de cette baie, ses dangers, la profondeur de ses eaux à mer basse, ses courants ; il était donc capable de gouverner son bâtiment avec la plus parfaite sûreté, dès qu’il aurait embouqué l’un de ces étroits pertuis. La grande question était donc d’y pénétrer.

  1. C’est dans cette île que le célèbre romancier américain Edgar Poë a placé ses scènes les plus étranges.