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il rebondit à une certaine hauteur, passa par-dessus le Delphin en coupant le bras tribord de la vergue de misaine, retomba à trente brasses au-delà et s’enfonça dans les flots.

« Diable ! fit James Playfair, gagnons ! gagnons ! Le second boulet ne se fera pas attendre.

— Oh ! fit Mr. Mathew, il faut un certain temps pour recharger de telles pièces.

— Ma foi, voilà qui est fort intéressant à voir, dit Crockston, qui, les bras croisés, regardait la scène en spectateur parfaitement désintéressé. Et dire que ce sont nos amis qui nous envoient des boulets pareils !

— Ah ! c’est toi ! s’écria James Playfair en toisant l’Américain des pieds à la tête.

— C’est moi, capitaine, répondit imperturbablement l’Américain. Je viens voir comment tirent ces braves fédéraux. Pas mal, en vérité, pas mal ! »

Le capitaine allait répondre assez vertement à Crockston ; mais en ce moment un second projectile vint frapper la mer par le travers de la hanche de tribord.

« Bien ! s’écria James Playfair, nous avons déjà gagné deux encablures sur cet Iroquois. Ils marchent comme une bouée, tes amis, entends-tu, maître Crockston ?

— Je ne dis pas non, répliqua l’Américain, et, pour la première fois de ma vie, cela ne laisse pas de me faire plaisir. »

Un troisième boulet resta fort en arrière des deux premiers, et en moins de dix minutes le Delphin s’était mis hors de la portée des canons de la corvette.

« Voilà qui vaut tous les patent-logs du monde, monsieur Mathew, dit James Playfair, et grâce à ces boulets, nous savons à quoi nous en tenir sur notre vitesse. Maintenant, faites pousser les feux à l’arrière. Ce n’est pas la peine de brûler inutilement notre combustible.

— C’est un bon navire que vous commandez là, dit alors miss Halliburtt au jeune capitaine.

— Oui, miss Jenny, il file ses dix-sept nœuds, mon brave Delphin, et avant la fin de la journée nous aurons perdu de vue cette corvette fédérale. »

James Playfair n’exagérait pas les qualités nautiques de son bâtiment, et le soleil ne s’était pas encore couché, que le sommet des mâts du navire américain avait disparu derrière l’horizon.

Cet incident permit au capitaine d’apprécier sous un jour tout nouveau le caractère de miss Halliburtt. D’ailleurs la glace était rompue. Désormais, pendant le reste de la traversée, les entretiens furent fréquents et prolongés entre le capitaine du Delphin et sa passagère. Il trouva en elle une jeune fille calme, forte, réfléchie, intelligente, parlant avec une grande franchise, à l’américaine, ayant des idées arrêtées sur toutes choses et les émettant