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La machine était alors arrêtée. Quand il se vit dans le désert, la locomotive seule, n’ayant plus de wagons à sa suite, le mécanicien comprit ce qui s’était passé. Comment la locomotive avait été détachée du train, il ne put le deviner, mais il n’était pas douteux, pour lui, que le train, resté en arrière, se trouvât en détresse.

Le mécanicien n’hésita pas sur ce qu’il devait faire. Continuer la route dans la direction d’Omaha était prudent ; retourner vers le train, que les Indiens pillaient peut-être encore, était dangereux… N’importe ! Des pelletées de charbon et de bois furent engouffrées dans le foyer de sa chaudière, le feu se ranima, la pression monta de nouveau, et, vers deux heures après midi, la machine revenait en arrière vers la station de Kearney. C’était elle qui sifflait dans la brume.

Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs, quand ils virent la locomotive se mettre en tête du train. Ils allaient pouvoir continuer ce voyage si malheureusement interrompu.

À l’arrivée de la machine, Mrs. Aouda avait quitté la gare, et s’adressant au conducteur :

« Vous allez partir ? lui demanda-t-elle.

— À l’instant, madame.

— Mais ces prisonniers… nos malheureux compagnons…

— Je ne puis interrompre le service, répondit le conducteur. Nous avons déjà trois heures de retard.

— Et quand passera l’autre train venant de San-Francisco ?

— Demain soir, madame.

— Demain soir ! mais il sera trop tard. Il faut attendre…

— C’est impossible, répondit le conducteur. Si vous voulez partir, montez en voiture.

— Je ne partirai pas », répondit la jeune femme.

Fix avait entendu cette conversation. Quelques instants auparavant, quand tout moyen de locomotion lui manquait, il était décidé à quitter Kearney, et maintenant que le train était là, prêt à s’élancer, qu’il n’avait plus qu’à reprendre sa place dans le wagon, une irrésistible force le rattachait au sol. Ce quai de la gare lui brûlait les pieds, et il ne pouvait s’en arracher. Le combat recommençait en lui. La colère de l’insuccès l’étouffait. Il voulait lutter jusqu’au bout.

Cependant les voyageurs et quelques blessés — entre autres le colonel Proctor, dont l’état était grave — avaient pris place dans les wagons. On entendait les bourdonnements de la chaudière surchauffée, et la vapeur s’échappait par