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le chancellor.

temps d’établir un appareil flottant sur lequel on puisse compter. Nous sommes tous d’accord il cet égard.

Les matelots ont recouvré quelque assurance, et, maintenant, le travail se fait avec ordre.

Seul, un vieux marin, âgé de soixante ans, dont la barbe et les cheveux ont blanchi sous les rafales, n’est pas d’avis d’abandonner le Chancellor. C’est un Irlandais, nommé O’Ready.

Au moment où je me trouvais sur la dunette, il y est venu.

« Monsieur, me dit-il en mâchonnant sa chique avec une indifférence superbe, les camarades sont d’avis de quitter le navire. Moi, pas. J’ai fait neuf fois naufrage, — quatre fois en pleine mer, cinq fois à la côte. Ma vraie profession, c’est d’être naufragé. Je m’y connais. Eh bien ! Dieu me damne, si je n’ai pas toujours vu périr misérablement les malins qui s’enfuyaient sur des radeaux ou dans des chaloupes ! Tant qu’un navire flotte, il faut rester dessus. Tenez-vous cela pour dit ! »

Ces paroles prononcées d’un ton très-affirmatif, le vieil Irlandais, qui cherchait sans doute à placer son observation pour l’acquit de sa conscience, tombe dans un mutisme absolu.

Ce jour-là, vers trois heures de l’après-midi, j’aperçois Mr. Kear et l’ex-capitaine Silas Huntly qui s’entretiennent avec une grande animation dans la hune de misaine. Le marchand de pétrole semble presser vivement son interlocuteur, et celui-ci me paraît faire certaines objections à une proposition dudit Mr. Kear. À plusieurs reprises, Silas Huntly regarde longuement la mer et le ciel, en hochant la tête. Enfin, après une heure d’entretien, il s’affale par l’étai de misaine jusqu’à l’extrémité du gaillard d’avant, se mêle au groupe des matelots, et je le perds de vue.

Du reste, je n’attache que peu d’importance à cet incident, et je remonte dans la grand’hune, où MM. Letourneur, miss Herbey, Falsten et moi, nous restons à causer pendant quelques heures. Le soleil est très-chaud, et, sans la voile qui sert de tente, la position ne serait pas tenable.

À cinq heures, nous prenons en commun un repas qui se compose de biscuit, de viande sèche et d’un demi-verre d’eau par personne. Mrs. Kear, très-abattue par la fièvre, ne mange pas. Miss Herbey ne peut lui procurer quelque soulagement qu’en humectant de temps en temps ses lèvres brûlantes. La malheureuse femme souffre beaucoup. Je doute qu’elle puisse supporter longtemps de telles misères.

Son mari ne s’est pas une seule fois informé d’elle. Cependant, vers six heures