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le chancellor.

Heureusement, le grand mât et le mât de misaine sont en fer. Sans cela, brûlés par le pied, ils seraient déjà venus en bas, et nous serions perdus.

Robert Kurtis fait donc toute la toile possible, et, sous ce vent du nord-est qui fraîchit, le Chancellor marche avec rapidité.

Voilà déjà quatorze jours que l’incendie s’est déclaré, et ses progrès sont incessants, car nous n’avons pu les combattre. Maintenant, la manœuvre est de plus en plus difficile à bord. Sur la dunette, dont le plancher n’est pas en rapport immédiat avec la cale, on peut encore tenir pied, mais, sur le pont, jusqu’au gaillard d’avant, il est impossible de marcher, même avec d’épaisses chaussures. L’eau ne suffit plus à rafraîchir ces planches que le feu lèche et qui se gondolent sur leurs barreaux. La résine de ce bois de sape grésille à l’entour des nœuds, les coutures s’ouvrent, et le brai, liquéfié par la chaleur, coule en dessinant de capricieuses bigarrures suivant les demandes du roulis.

Et, pour comble de malheur, voici que le vent saute brusquement au nord-ouest, et qu’il souffle avec furie ! C’est un véritable ouragan, tel qu’il s’en produit quelquefois dans ces parages, et il nous éloigne de ces terres des Antilles que nous cherchons à rallier ! Robert Kurtis veut lui tenir tête en capeyant, mais le vent est si furieux que le Chancellor ne peut tenir la cape, et il lui faut bientôt prendre la fuite pour éviter les coups de mer, qui sont terribles quand ils frappent un navire par la hanche.

Le 29, la tempête est dans toute sa fureur. L’Océan est démonté, et l’embrun des lames couvre en entier le Chancellor. Il serait impossible de mettre une embarcation à la mer, sans qu’elle fût immédiatement submergée. Nous nous sommes réfugiés, les uns sur la dunette, les autres sur le gaillard d’avant. On se regarde, on n’ose parler.

Quant à la bonbonne de picrate, nous n’y songeons même plus. Nous avons oublié « ce détail », pour employer l’expression de Robert Kurtis. Je ne sais vraiment pas si l’explosion du navire, qui dénouerait la situation d’un coup, ne serait pas à souhaiter. En écrivant cette phrase, je pense donner un état exact de nos esprits. L’homme, longtemps menacé d’un danger, finit par désirer qu’il se produise, car l’attente d’une catastrophe inévitable est plus horrible que la réalité !

Pendant qu’il en était temps encore, le capitaine Kurtis a fait retirer une partie des vivres emmagasinés dans la cambuse, dans laquelle on ne pourrait plus pénétrer maintenant. La chaleur a déjà gâté une grande quantité de provisions ; mais quelques barils de viande salée et de biscuit, un tonneau de brandevin, des barriques d’eau ont été placés sur le pont, et on y a joint des couvertures, des