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le chancellor.

homme, et si cette bonbonne vous gêne tant, vous pouvez la jeter à la mer ! Ma pacotille est assurée ! »

À cette réponse, je ne puis me retenir, car je n’ai pas le sang-froid de Robert Kurtis, et la colère m’emporte. Je me précipite sur Ruby avant que le second ait pu m’en empêcher, et je m’écrie :

« Misérable ! Vous ne savez donc pas que le feu est à bord ! »

Ces mots à peine prononcés, je les regrette, mais il est trop tard ! L’effet qu’ils produisent sur Ruby est indescriptible. Le malheureux est pris d’une peur convulsive. Le corps paralysé par une raideur tétanique, les cheveux hérissés, l’œil ouvert démesurément, la respiration haletante comme celle d’un asthmatique, il ne peut parler, et l’épouvante est chez lui portée à son comble. Tout à coup, ses bras s’agitent ; il regarde ce pont du Chancellor qui peut sauter d’un instant à l’autre ; il s’élance en bas de la dunette, se relève, parcourt le navire, gesticulant comme un fou. Puis, la parole lui revient, et ces sinistres mots s’échappent de sa bouche :

« Le feu est à bord ! Le feu est à bord ! »

À ce cri, tout l’équipage accourt sur le pont, croyant, sans doute, que l’incendie fait irruption au dehors et que l’heure est venue de fuir dans les embarcations. Les passagers arrivent, Mr. Kear, sa femme, miss Herbey, les deux Letourneur. Robert Kurtis veut imposer silence à Ruby, mais celui-ci n’a plus sa raison.

En ce moment, le désordre est extrême. Mrs. Kear est tombée sans connaissance sur le pont. Son mari ne s’occupe pas d’elle et laisse miss Herbey lui donner ses soins. Les matelots ont déjà croché les palans de la chaloupe afin de la lancer à la mer.

Pendant ce temps, je fais connaître à MM. Letourneur ce qu’ils ignorent, c’est-à-dire que la cargaison est en feu, et la pensée du père s’est aussitôt portée sur André, qu’il entoure de ses bras. Le jeune homme conserve un grand sang-froid et rassure son père, en lui répétant que le danger n’est pas immédiat.

Cependant, Robert Kurtis, aidé du lieutenant, est parvenu à arrêter ses hommes. Il leur affirme que l’incendie n’a pas fait de nouveaux progrès, que le passager Ruby n’a ni conscience de ce qu’il fait, ni de ce qu’il dit, qu’il ne faut pas agir avec précipitation, que, lorsque le moment en sera venu, on quittera le navire…

La plupart des matelots s’arrêtent à la voix du second, qu’ils aiment et respectent. Celui-ci obtient d’eux ce que le capitaine Huntly n’aurait pu obtenir, et la chaloupe reste sur ses chantiers.