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martin paz.

de cette foule remuante. Les industries les plus variées semblaient s’être donné rendez-vous sur cette place, qui n’était plus qu’un immense étalage d’objets de toutes sortes. Le rez-de-chaussée du palais du vice-roi et le soubassement de la cathédrale, occupés par des boutiques, faisaient de cet ensemble un véritable bazar ouvert à toutes les productions tropicales.

Cette place était donc bruyante ; mais quand l’Angelus vint à sonner au clocher de la cathédrale, tout ce bruit s’apaisa soudain. Aux grandes clameurs succéda le chuchotement de la prière. Les femmes s’arrêtèrent dans leur promenade et portèrent la main à leur rosaire.

Tandis que tous s’arrêtaient et se courbaient, une vieille duègne qui accompagnait une jeune fille cherchait à se frayer passage au milieu de la foule. De là, des qualifications malsonnantes à l’adresse de ces deux femmes qui troublaient la prière. La jeune fille voulut s’arrêter, mais la duègne l’entraîna plus vivement.

« Voyez-vous cette fille de Satan ? dit-on près d’elle.

— Qu’est-ce que cette danseuse damnée ?

— C’est encore une de ces femmes de « Carcaman[1] ! »

La jeune fille s’arrêta enfin, toute confuse.

Soudain, un muletier la prit par l’épaule et voulut la forcer à s’agenouiller ; mais il avait à peine porté la main sur elle, qu’un bras vigoureux le terrassait. Cette scène, rapide comme l’éclair, fut suivie d’un moment de confusion.

« Fuyez, mademoiselle ! » dit une voix douce et respectueuse à l’oreille de la jeune fille.

Celle-ci se retourna, pâle de frayeur, et vit un jeune Indien de haute taille, qui, les bras croisés, attendait son adversaire de pied ferme.

« Sur mon âme, nous sommes perdues !» s’écria la duègne.

Et elle entraîna la jeune fille.

Le muletier s’était redressé, tout meurtri de sa chute ; mais, jugeant prudent de ne pas demander sa revanche à un adversaire aussi résolument campé que le jeune Indien, il rejoignit ses mules et s’en alla en grommelant d’inutiles menaces.


  1. Nom injurieux que les Péruviens donnent aux Européens.