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le chancellor.

— Leur droit ! me suis-je écrié.

— Monsieur, me dit le bosseman, mieux vaut manger un mort qu’un vivant ! »

À cette réponse, froidement faite, je ne sais que répondre, et je vais m’étendre à l’arrière du radeau.

Vers onze heures, un incident heureux s’est produit. Le bosseman, qui a mis, depuis le matin, ses lignes à la traîne, a réussi, cette fois. En effet, trois poissons viennent d’être pris. Ce sont trois gades de grande taille, longs de quatre-vingts centimètres, appartenant à cette espèce qui, séchée, est connue sous le nom de « stokfish ».

À peine le bosseman a-t-il halé à bord ces trois poissons, que les matelots se jettent dessus. Le capitaine Kurtis, Falsten, moi, nous nous élançons pour les retenir, et l’ordre est bientôt rétabli. C’est peu, trois gades, pour quatorze personnes, mais enfin chacun en a sa part. Les uns dévorent ces poissons crus, on peut même dire vivants, et ce sont les plus nombreux. Robert Kurtis, André Letourneur et miss Herbey ont la force d’attendre. Ils allument, sur un coin du radeau, quelques morceaux de bois et font griller leur portion. Pour mon compte, je n’ai pas eu ce courage, et j’ai mangé cette chair sanglante !

M. Letourneur n’a pas été plus patient que moi et que tant d’autres. Il s’est jeté comme un loup affamé sur sa part de poisson. Ce malheureux homme, qui n’a pas mangé depuis si longtemps, comment vit-il encore ? je ne puis le comprendre.

J’ai dit que la joie du bosseman a été grande, lorsqu’il a retiré ses lignes, et cette joie est même allée jusqu’au délire. Il est certain que si la pêche réussit encore, elle peut nous sauver d’une mort horrible.

Je viens donc causer avec le bosseman, et je l’encourage à renouveler sa tentative.

« Oui ! me dit-il, oui… sans doute…je recommencerai… je recommencerai !…

— Et pourquoi ne remettez-vous pas vos lignes à la traîne ? ai-je demandé.

— Pas maintenant ! me répond-il d’une façon évasive. La nuit est plus favorable que le jour pour la pêche du gros poisson, et il faut ménager nos amorces. Stupides que nous sommes, nous n’avons même pas conservé quelques bribes pour amorcer nos lignes ! »

C’est vrai, et la faute est peut-être irrémédiable.

« Cependant, lui dis-je, puisque vous avez réussi une première fois, sans amorce…

— J’en avais.

— Une bonne ?