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journal du passager j.-r. kazallon.

— Non ! non !… Il croirait que je me suis privé pour lui !… Il me refuserait… Non ! il faut que cela vienne de vous…

— Monsieur Letourneur !…

— Par pitié ! rendez-moi ce service… le plus grand que je puisse vous demander… D’ailleurs… pour votre peine… »

Ce disant, M. Letourneur me prend la main et la caresse doucement.

« Pour votre peine… Oui… vous en mangerez… un peu !… »

Pauvre père ! En l’entendant, je tremble comme un enfant ! Tout mon être frémit, et mon cœur bat à se rompre ! En même temps, je sens que M. Letourneur me glisse dans la main un petit morceau de biscuit.

« Prenez garde qu’on ne vous voie ! me dit-il. Les monstres ! Ils vous assassineraient ! Il n’y en a que pour un jour… mais demain… je vous en remettrai autant ! »

L’infortuné se défie de moi ! Et peut-être a-t-il raison, car, lorsque je sens ce morceau de biscuit entre mes mains, je suis sur le point de le porter à ma bouche !

J’ai résisté, et que ceux qui me lisent comprennent tout ce que ma plume ne saurait exprimer ici !

La nuit est venue, avec cette rapidité spéciale aux basses latitudes. Je me glisse près d’André Letourneur, et je lui présente ce petit morceau de biscuit, « comme venant de moi. »

Le jeune homme se jette dessus. Puis :

« Et mon père ? » dit-il.

Je lui réponds que M. Letourneur a eu sa part… moi, la mienne,… que demain… les jours suivants, je pourrai sans doute lui en donner encore… qu’il prenne !… qu’il prenne !…

André ne m’a pas demandé d’où me venait ce biscuit, et il l’a porté avidement à ses lèvres.

Et ce soir-là, malgré l’offre de M. Letourneur, je n’ai rien mangé !… rien !

xl

— 7 janvier. — Depuis quelques jours, l’eau de mer qui balaye presque incessamment la plate-forme du radeau, dès que la houle s’élève, a mis au vif la peau des pieds et des jambes de quelques-uns des matelots. Owen, que le bosseman a