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journal du passager j.-r. kazallon.

— Non, monsieur, répond miss Herbey, et le sentiment que j’éprouve est plutôt celui du respect. N’est-ce pas l’un des plus beaux phénomènes que nous puissions admirer ?

— Rien n’est plus vrai, miss Herbey, reprend André Letourneur, surtout quand le tonnerre gronde. L’oreille peut-elle entendre un bruit plus majestueux ? Que sont, auprès, les détonations de l’artillerie, ces fracas secs et sans roulements ? Le tonnerre emplit l’âme, et c’est plutôt un son qu’un bruit, un son qui s’enfle et décroît comme la note tenue d’un chanteur. Et, pour tout dire, miss Herbey, jamais la voix d’un artiste ne m’a ému comme cette grande et incomparable voix de la nature.

— Une basse profonde, dis-je en riant.

— En effet, répond André, et puissions-nous l’entendre avant peu, car ces éclairs sans bruit sont monotones !

— Y pensez-vous, mon cher André ? ai-je répondu. Subissez l’orage, s’il vient, mais ne le désirez pas.

— Bon ! l’orage, c’est du vent !

— Et de l’eau, sans doute, ajoute miss Herbey, l’eau qui nous manque ! »

Il y aurait beaucoup à répliquer à ces deux jeunes gens, mais je ne veux pas mêler ma triste prose à leur poésie. Ils contemplent l’orage à un point de vue spécial, et, pendant une heure, je les entends qui le poétisent en l’appelant de tous leurs vœux.

Cependant, le firmament s’est caché peu à peu derrière l’épaisseur des nuages. Les astres s’éteignent un à un au zénith, quelque temps après que les constellations zodiacales ont disparu sous les brumes de l’horizon. Les vapeurs noires et lourdes s’arrondissent au-dessus de nos têtes et voilent les dernières étoiles du ciel. À chaque instant, cette masse jette de grandes lueurs blanchâtres, sur lesquelles se découpent de petits nuages grisâtres.

Tout ce réservoir d’électricité, établi dans les hautes régions de l’atmosphère, s’est vidé sans bruit jusqu’alors. Mais l’air étant très-sec, et, par cela même, mauvais conducteur, le fluide ne pourra s’échapper que par des chocs terribles, et il me paraît impossible que l’orage n’éclate pas bientôt avec une violence extrême.

C’est aussi l’avis de Robert Kurtis et du bosseman. Celui-ci n’a pas d’autre guide que son instinct de marin, qui est infaillible. Quant au capitaine, à cet instinct de « weather-wise »[1], il joint les connaissances d’un savant. Il me



  1. Littéralement : devineur du temps.