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journal du passager j.-r. kazallon.

je le répète, l’envahissement de la dunette a été si rapide, que la boîte de pharmacie du bord a disparu dans les flots. Puis, ce pauvre garçon est certainement phtisique, et, depuis quelque temps, l’incurable maladie a fait en lui de terribles progrès. Les symptômes extérieurs ne peuvent nous tromper. Walter est pris d’une petite toux sèche ; sa respiration est courte, et ses sueurs sont abondantes, surtout le matin ; il s’amaigrit, son nez s’effile, ses pommettes saillantes tranchent par leur coloration sur la pâleur générale de la face, ses joues sont caves, ses lèvres rétractées, ses conjonctives luisantes et légèrement bleuies. Mais, fût-il dans de meilleures conditions, le pauvre lieutenant, que la médecine serait impuissante devant ce mal qui ne pardonne pas.

Le 20, même état de la température, même immobilité du radeau. Les rayons ardents du soleil percent la toile de notre tente, et, accablés par la chaleur, nous sommes parfois haletants. Avec quelle impatience nous attendons le moment où le bosseman fait la maigre distribution d’eau ! Avec quelle avidité nous nous précipitons sur ces quelques gouttes de liquide échauffé ! Qui n’a pas été éprouvé par la soif ne saurait me comprendre.

Le lieutenant Walter est très-altéré, et il souffre plus qu’aucun de nous de cette disette d’eau. J’ai vu miss Herbey lui réserver presque tout entière la ration qui lui est attribuée. Compatissante et charitable, cette jeune fille fait tout ce qu’elle peut, sinon pour apaiser, pour atténuer du moins les souffrances de notre infortuné compagnon.

Aujourd’hui, miss Herbey me dit :

« Cet infortuné s’affaiblit chaque jour, monsieur Kazallon.

— Oui, miss, ai-je répondu, et nous ne pouvons rien pour lui, rien !

— Prenons garde, dit miss Herbey, il pourrait nous entendre ! »

Puis, elle va s’asseoir à l’extrémité du radeau, et, la tête appuyée sur ses mains, elle demeure pensive.

Aujourd’hui s’est produit un fait regrettable que je dois enregistrer.

Pendant une heure environ, les matelots Owen, Flaypol, Burke et le nègre Jynxtrop ont une conversation très-animée. Ils discutent à voix basse, et leurs gestes indiquent une grande surexcitation. À la suite de cet entretien, Owen se lève et se dirige délibérément vers l’arrière, sur cette partie du radeau qui est réservée aux passagers.

« Où vas-tu, Owen ? lui demande le bosseman.

— Où j’ai affaire, » répond insolemment le matelot.

À cette grossière réplique, le bosseman quitte sa place, mais avant lui, Robert Kurtis est face à face avec Owen.