Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/60

Cette page n’a pas encore été corrigée

patience. Si charges tomber, indigènes disputer, toi pas crier. Eux parler beaucoup, mais pas méchants. Après, y a beaucoup bon.

Ce que je vous raconte là, pour exact que ce soit, ne vous amuse peut-être pas. S’il en est ainsi, je n’y peux rien. En m’embarquant pour suivre la mission Barsac, je m’attendais à un reportage passionnant, et je pensais vous envoyer de la copie bourrée d’aventures fabuleuses. Ombres mystérieuses des forêts vierges, luttes contre la nature, combats contre les animaux féroces, batailles avec d’innombrables armées de nègres, voilà de quoi étaient faits mes rêves. Il me faut déchanter. Nos forêts, c’est la brousse, et nous ne nous heurtons à aucune difficulté naturelle. En fait d’animaux, nous n’avons guère vu que des hippopotames et des caïmans, fort nombreux, il est vrai, auxquels il convient d’ajouter des troupeaux d’antilopes et, par-ci par-là, quelques éléphants. Quant aux nègres altérés de carnage, nous ne rencontrons que des amis, si j’en excepte ce vieux brigand de Dolo Sarron. C’est un voyage très monotone.

En quittant Daouhériko de fâcheuse mémoire, nous avons d’abord gravi une côte, puis nous sommes redescendus sur Bagareya, dans la vallée du Timkisso. Je remarque à ce moment, faute d’observation plus palpitante, que Tchoumouki a quitté l’arrière-garde et marche en compagnie de Moriliré. Il y a donc de la brouille avec Tongané ? Tchoumouki et Moriliré causent ensemble, et semblent être les meilleurs amis du monde. Allons ! tant mieux !

Quant à Tongané, il n’a pas l’air de beaucoup regretter son camarade. À l’arrière du convoi, il s’entretient avec la petite Malik, et la conversation paraît fort animée. Une idylle, peut-être ?…

À partir de Bagareya, c’est de nouveau la brousse, qui se dessèche de plus en plus, à mesure que nous nous éloignons de la saison des pluies, et c’est de nouveau la plaine, que nous n’abandonnerons plus, autant dire, jusqu’à Kankan, que nous avons atteint hier, 23 décembre, et d’où je date cet article.

Dans la journée du 22, à Kouroussa, nous avons passé la Djoliba, que M. Tassin m’affirme être le Niger, mais, à Kankan, nous retrouvons une autre rivière aussi importante qui se dirige vers la première, qu’elle rejoint, paraît-il, à quatre-vingts kilomètres dans le Nord. Pourquoi ne serait-ce pas cette rivière, qu’on nomme le Milo, qui serait le Niger véritable et authentique ? M. Tassin, non sans une expression assez méprisante, m’affirme qu’il n’en est rien, mais il ne me dit pas pourquoi. Peu m’importe, d’ailleurs.

Et les incidents ? me direz-vous. Quoi ! pendant ces neuf journées, il ne vous serait rien arrivé ?

Rien du tout, ou si peu !

J’ai beau consulter à la loupe mon carnet de notes, je n’y trouve que deux faits dignes, à la rigueur, d’être relatés. Le premier est imperceptible. Quant à l’autre… Ah ! dame ! l’autre, je ne sais trop ce qu’il faut en penser.

Voici, d’abord, le bref récit du premier.

Trois jours après avoir quitté Daouhériko, nous cheminions sans fatigue entre les lougans assez bien cultivés, indice que nous approchions d’un village, quand des indigènes croisant notre route donnèrent tout à coup des signes manifestes de peur et prirent la fuite.

— Marfa ! Marfa ! criaient-ils, tout en jouant des jambes.

Marfa veut dire fusil en langage bambara. Or, nous comprendrons d’autant moins le sens de ces exclamations, que, pour ne pas effrayer les nègres, il avait été décidé par le capitaine Marcenay que ses hommes dissimuleraient les leurs dans des gaines de cuir fauve ne rappelant en rien la forme des ar-