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— Voici maintenant, dit à son tour Mlle Mornas, le complot tramé par les habitants du village. En arrivant ici, Malik a entendu le chef de Daouhériko en parler avec d’autres chefs du voisinage. Dolo Saron, c’est le nom de ce roitelet, devait nous faire une réception amicale, un accueil des plus cordiaux, nous inviter à aller les uns dans sa maison, les autres dans celles de ses complices. Là, on nous aurait offert quelques mets ou quelque boisson du pays que nous n’aurions pas refusés. Pendant ce temps, on aurait fait boire les soldats. Demain, nous repartions sans nous être aperçus de rien, et, dans quelques jours, nous aurions commencé à ressentir les premières atteintes du poison. Bien entendu, tous les nègres des alentours auraient guetté ce moment, et, notre convoi désorganisé, ils auraient pillé nos bagages, auraient emmené nos âniers et nos porteurs en esclavage, se seraient emparés de nos chevaux et de nos ânes. Malik a surpris ce complot, en a avisé le capitaine Marcenay et vous savez le reste.

On pense si nous sommes émus par ce récit. M. Barsac est consterné.

— Hein ! quand je vous le disais ! fait M. Baudrières d’un air triomphant. Les voilà, vos populations civilisées ! De fameux gredins !

— Je n’en reviens pas, gémit M. Barsac. Je suis atterré, littéralement atterré ! Ce Dolo Sarron, avec son air bonhomme ! Ah ! mais ! nous allons rire !… Dès demain, je fais brûler ce village, et, quant à ce misérable Dolo Sarron !…

— Y pensez-vous, monsieur Barsac ! s’écria Mlle Mornas. Songez que nous avons à parcourir des centaines et de centaines de kilomètres. La prudence…

M. Baudrières interrompt. Il demande :

— Est-il bien nécessaire de nous obstiner dans ce voyage ? Cette question a été posée : « Les populations de la boucle du Niger sont-elles ou non suffisamment civilisées pour que des droits politiques puissent leur être accordés ? » Il me semble que nous connaissons la réponse. L’expérience de ces quelques jours, et notamment celle de ce soir, doit nous suffire.

Ainsi attaqué, M. Barsac se reprend. Il se redresse. Il va parler, il parle… Mlle Mornas le prévient.

— M. Baudrières n’est pas très exigeant, dit-elle. Pareil à l’Anglais qui prétendait que toutes les Françaises sont rousses, parce qu’il en avait rencontré une de cette couleur en débarquant à Calais. Il juge tout un peuple sur quelques malfaiteurs. Comme s’il ne se commettait pas de crimes en Europe !…

M. Barsac approuve avec conviction. Mais la langue lui démange. Il s’empare de la parole.