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Baudrières, l’honorable député du Nord, se voile la face, l’honorable député du Midi exécute un pas d’une fantaisie ultraméridionale.

Il n’existe de si bonne plaisanterie qui n’ait une fin. Après cinq minutes de ce charivari, nous dûmes nous arrêter, épuisés. Mlle Mornas pleurait à force de rire.

C’est le soir de ce même jour que fut commise par Amédée Florence, soussigné, la faute avouée en tête de cet article. À vrai dire, c’est une faute dont je suis coutumier, l’indiscrétion étant le péché mignon des reporters.

Donc, ce soir-là, le hasard ayant placé ma tente tout près de celle de Mlle Mornas, j’allais me coucher, quand j’entendis parler chez ma voisine. Au lieu de me boucher les oreilles, j’écoutai.

Telle fut ma faute.

Mlle Mornas causait avec son domestique, Tongané, qui lui répondait dans un anglais extrêmement fantaisiste, que je traduis en français correct pour l’agrément de vos lecteurs. La conversation durait sans doute depuis longtemps déjà. Mlle Mornas interrogeait Tongané sur sa vie antérieure. Au moment où je commençais à tendre l’oreille, elle demandait :

— Comment un Achanti tel que toi…

Tiens ! Tongané n’est pas un Bambara. Je ne m’en doutais guère.

— … Est-il devenu tirailleur sénégalais ? Tu me l’as déjà dit, quand je t’ai engagé, mais je ne m’en souviens plus.

Illusion ou non, il me semble que Mlle Mornas n’est pas sincère. Tongané répond :

— C’est après l’affaire Buxton…

Buxton ?… Ce nom-là me dit quelque chose. Mais quoi ?… Tout en écoutant, je fouille dans mes souvenirs.

— … J’étais engagé dans son expédition, continue Tongané, quand les Anglais sont venus et ont tiré sur nous.

— Sais-tu pourquoi ils ont tiré ? questionna Mlle Mornas.

— Parce que le capitaine Buxton s’était révolté, qu’il pillait et massacrait tout.

— Était-ce vrai, cela ?

— Très vrai. On brûlait les villages. On tuait les pauvres nègres, les femmes, les petits enfants…

— Et c’était le capitaine Buxton qui ordonnait ces atrocités ? insiste Mlle Mornas, dont la voix me paraît altérée.

— Non, répond Tongané. On ne le voyait jamais. Il ne sortait plus de sa tente, depuis l’arrivée d’un autre blanc. C’est ce Blanc qui nous donnait des ordres au nom du capitaine.

— Il était avec vous depuis longtemps, cet autre Blanc ?

— Très longtemps. Cinq ou six mois, peut-être plus.

— Où l’aviez-vous rencontré ?

— Dans la brousse.

— Et le capitaine Buxton l’avait accueilli sans difficulté ?

— Ils ne se quittaient pas, jusqu’au jour où le capitaine n’est plus sorti de sa tente.

— C’est sans doute à partir de ce jour-là que les cruautés ont commencé ?

Tongané hésite.

— Je ne sais pas, avoue-t-il.

— Et ce Blanc, demande Mlle Mornas, te souviens-tu de son nom ?

À ce moment, un bruit venu de l’extérieur couvre la voix de Tongané. J’ignore ce qu’il répond. Ça m’est égal, après tout. Quelle qu’elle soit, cette histoire-là n’est plus d’actualité, et ne m’intéresse pas beaucoup, par conséquent.

Mlle Mornas reprend :

— Après que les Anglais eurent tiré sur vous, qu’es-tu devenu ?

— Je vous l’ai dit à Dakar où vous m’avez engagé, répond Tongané. Moi et beaucoup d’autres, nous avons eu peur, et nous nous sommes sauvés dans la brousse. Puis je suis revenu, mais il n’y avait plus personne à l’endroit où l’on s’était battu. Il n’y avait