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L’un, citant à l’appui de son opinion celle d’un grand nombre de militaires et de civils qui avaient parcouru ces régions ou y avaient trafiqué, représenta les nègres comme parvenus à un degré de civilisation fort avancée. Il ajouta que c’était peu d’avoir supprimé l’esclavage si on ne donnait pas aux populations conquises les mêmes droits qu’à leurs conquérants, et il prononça à ce propos, dans une série de péroraisons que la Chambre applaudit bruyamment, les grands mots de liberté, d’égalité et de fraternité.

L’autre affirma, par contre, que les nègres croupissaient encore dans la plus honteuse barbarie et qu’il ne pouvait être question de les consulter, pas plus qu’on ne consulte un enfant malade sur le remède qu’il convient de lui appliquer. Il ajouta qu’en tout cas le moment n’était pas propice à une expérience aussi dangereuse et qu’il convenait plutôt de renforcer les troupes d’occupation, des signes inquiétants autorisant à redouter des troubles prochains dans ces contrées. Il invoqua un aussi grand nombre d’opinions militaires et civiles que son contradicteur, conclut en préconisant une nouvelle intervention armée et déclara avec une énergie patriotique que le patrimoine conquis par le sang français était sacré et devait demeurer intangible. Lui aussi fut applaudi frénétiquement.

Le ministre des colonies fut très embarrassé pour départager ces orateurs passionnés. Il y avait du vrai dans les deux thèses. S’il était exact que les populations noires habitant la boucle du Niger et la Sénégambie parussent commencer à s’accommoder de la domination française, que l’instruction fît quelques progrès parmi ces peuplades jadis si profondément ignorantes, et que la sécurité y fût en voie de rapide amélioration, il ne l’était pas moins qu’actuellement la situation tendait à se modifier dans un sens défavorable. On avait reçu la nouvelle de troubles et de razzias ; des villages entiers, on ignorait pour quelles raisons, avaient été abandonnés par leurs habitants, et enfin il convenait d’enregistrer, sans rien exagérer cependant, des bruits assez mystérieux et confus qui couraient la brousse, aux abords du Niger, et dont le sens général était qu’une puissance indépendante fût en train