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veulent qu’un héritage de honte se transmette des pères aux enfants, comme la ressemblance physique ou morale !

Et, c’est en songeant à cette épouvantable situation que Jean, désormais seul au monde, sentait tout son être se révolter. Joann, mort pour le pays, Bridget, morte sous l’outrage, tout cela ne suffisait-il pas à établir une balance avec le passé ?… Eh bien, non ! Et, lorsqu’il s’écriait : « C’est injuste ! » il semblait que la voix de sa conscience répondait : « Ce n’est peut-être que justice ! »

Alors Jean revoyait Clary, bravant les insultes de cette foule qui le poursuivait ! Oui ! elle avait eu ce courage de défendre un Morgaz ! Elle avait été jusqu’à lui offrir de lier son existence à la sienne ! Mais lui s’y était refusé, il s’y refuserait toujours ! Pourtant, quel amour il lui portait ! Et, alors, il errait sur les rives du Niagara, comme le Nathaniel Bumpoo des Mohicans, qui eût préféré s’engloutir dans ses cataractes plutôt que de se séparer de Mabel Denham !

Pendant toute la journée du 18, Jean resta près du cadavre de sa mère, enviant ce repos dont elle jouissait enfin. Son vœu suprême aurait été de la rejoindre. Mais il se rappelait ses dernières paroles, il n’avait le droit de succomber qu’à la tête des patriotes. C’était son devoir… il le remplirait.

Lorsque la nuit fut venue, une nuit sombre, à peine éclairée par le « blinck » des neiges — sorte de réverbération blanchâtre dont s’emplit le ciel des régions polaires — Jean quitta la cabane où gisait le corps de Bridget. Puis, à quelques centaines de pas, sous le couvert des arbres chargés de givre, il alla creuser une tombe avec son large couteau canadien. Sur la lisière de ce bois, perdu dans l’obscurité, personne ne pouvait le voir, et il ne voulait pas être vu. Personne ne saurait où Bridget Morgaz serait enterrée. Aucune croix n’indiquerait sa tombe. Si Joann reposait en quelque coin inconnu au pied du fort Frontenac, sa mère, du moins, serait ensevelie dans ce sol américain, qui était le sol de sa terre natale. Jean, lui, se ferait tuer à la prochaine attaque, et sa dépouille disparaîtrait, entraînée avec tant d’autres, par les rapides du Niagara.