Page:Verne, Laurie - L’Épave du Cynthia.djvu/333

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

323
une lettre de paris.

d’un retour soudain. On pourrait presque dire qu’elle s’y attend. Des milliers de mères de soldats et de marins ont eu cette illusion touchante. Mme Durrien avait plus qu’une autre le droit de la conserver. À la vérité, la scène tragique était toujours devant ses yeux, après vingt-deux ans comme au premier jour. Elle se représentait le Cynthia envahi par les eaux et près de couler à chaque lame qui venait le battre. Elle se voyait attachant elle-même, de ses mains, son petit enfant sur une large bouée, tandis que passagers et matelots se ruaient, s’entassaient sur les chaloupes, puis laissée en arrière, implorant, suppliant qu’on emmenât au moins le bébé. Un homme lui prenait des mains le cher fardeau. On la jetait dans un canot. Et presque aussitôt un coup de mer, une trombe d’eau sur elle et l’horreur de voir la bouée rasant la coque du steamer sur le dos d’une lame, la tempête s’engouffrant dans la mousseline du berceau et emportant sa proie comme une plume, au milieu des embruns ! Alors un cri déchirant parmi tant d’autres cris, une lutte corps à corps, un plongeon dans la nuit — et l’inconscience ! Puis, le réveil, le désespoir sans fin, les nuits de fièvre et de délire ! Puis, la douleur incessante, les longues recherches sans effet, et la conviction de son impuissance grandissant peu à peu, s’étalant, submergeant tout !… Oh ! oui, elle se rappelait tout cela, la pauvre femme ! Pour mieux dire, son être tout entier avait reçu de ce drame une si rude se-