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mémoires d’un veuf

ou tireur de charrue que guide un rustique, sifflant, jurant, selon l’allure de l’attelage, ou bien c’est un chasseur au léger bagage qui regrette les lourds carniers d’il y a six semaines. Paysan et chasseur quelquefois entrent, boivent, paient et sortent après une pipe fumée et quelques nouvelles échangées.

— Moi, je rêve.

Et je me revois dans ce même cabaret, moins vieux d’à peine quelques mois, assis près de cette table où je m’accoude à l’heure qu’il est et y buvant comme aujourd’hui, dans une grande chope, une bière noire que le soleil couchant vient empourprer.

Et je pense à l’Amie, à la Sœur qui, chaque soir à mon retour, doucement me grondait d’être en retard et qu’un matin d’hiver des hommes en vêtements blancs et noirs sont venus chercher en chantant des paroles latines pleines de terreur et d’espérance.

Et l’horrible abattement des malheurs sans oubli pénètre en moi silencieux tandis que la nuit, envahissant le cabaret où je rêve, me chasse vers la maison du bord de la route qui est un peu plus haute que les autres habitations, la joyeuse et douce maison d’autrefois, où vont m’accueillir, rieuses et bruyantes, deux petites filles en robe sombre qui ne se souviennent pas, elles, et qui joueront à la maman, leur récréation favorite, — jusqu’à l’heure du sommeil.