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LE CENTENAIRE D’EMMANUEL

mon mouchoir, afin d’empêcher un peu l’eau glacée de me couler dans le dos ; mais je sentis bientôt qu’elle traversait l’étoffe mince de mes vêtements et qu’elle ruisselait sur ma poitrine découverte. De nouveau d’intolérables morsures me déchirèrent les entrailles, des pinces de feu me broyèrent les os ; puis il me sembla que la mort m’envahissait lentement, doucement, comme une effroyable caresse. Eh bien, tant mieux ! A quoi bon lutter ? La mort n’est-elle pas ce qu’il y a de plus enviable, puisque le bonheur et la justice se rencontrent si rarement en ce monde et que c’est le hasard qui les mène ?…

Qu’était l’Emmanuel d’autrefois auprès de l’Emmanuel d’aujourd’hui ?… Un pitre inspiré que la vraie foi n’avait jamais touché de son aile, qui ignorait la puissance des larmes, l’éloquence des cris de détresse. Il avait chanté les calmes horizons, les vallées fleuries et toutes les banales beautés de la nature. Moi, j’en connaissais les précipices maudits, les abîmes sans fond. Sur ma tête, les cieux mugissants s’ouvraient en cataractes, les bois se courbaient avec des râles, les enfers hurlaient dans la débandade des larves hideuses éternellement tordues et meurtries ; tout existait, tout vibrait, tout éclatait, avec l’irrésistible puissance de la douleur !… Oh ! quels poèmes ! quels chants effroyablement beaux seraient sortis de