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LE CENTENAIRE D’EMMANUEL

Les nuages gris roulaient dans le ciel sous la poussée du vent ; les arbres dénudés se tordaient dans les ténèbres. J’avais maintenant une faim effroyable, une de ces faims qui jettent les loups sur les hommes. Exténué, j’allongeais les jambes péniblement, et, la tête lourde, le sang bourdonnant aux tempes, les yeux rouges, je parlais haut, sous l’obsession d’idées incohérentes. Je me sentais défaillir, une lassitude me harassait : c’était un brisement de mes reins courbés, une ankylose de mes genoux que je ne pouvais plus plier, et un si douloureux recroquevillement de mes orteils qu’il me semblait marcher sur des tôles chauffées à blanc : « Mon Dieu ! mon Dieu !… » murmurai-je. Ma gorge se déchirait en des abois de toux, ma poitrine découverte se tenaillait jus qu’au foie comme sous la morsure de crocs acharnés. Je fis quelques mètres encore, puis, je tombai sur le talus, et l’agonie morale commença poignante, atroce, si terrible, que par un suprême effort je me remis sur mes pauvres jambes déjà mortes et repartis dans l’ombre, misérable loque agitée par la tourmente. « Ah ! les hommes, les insensés ! » Ce cri vibra ironiquement, et les échos le répétèrent au loin. Je pris dans mes poches mes dernières poésies recopiées d’une grande écriture de rêve, et je les déchirai avec rage, piétinant leurs débris sur le sol boueux.