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LE CENTENAIRE D’EMMANUEL

tesse, je m’étais laissé tomber sur un banc, un jeune homme un peu moins pauvrement vêtu que moi vint m’offrir sa mansarde et son pain. Je le suivis, et, depuis, nous ne nous quittâmes plus. Il est le compagnon de mes veilles et de mes désespérances, je l’aime de toute la force de mon pauvre cœur meurtri. Oui, je l’aime autant qu’on peut aimer ; mais il m’ignore, et ses sarcasmes ajoutent à mon amertume. O génie ! don inutile et cruel qui double les souffrances et crucifie les âmes, le hasard t’immortalise et le hasard te lue ! Qui saura combien de cordes pures et vibrantes se sont brisées sous l’archet de la misère ! Qui saura combien de sanglots ont retenti, sans éveiller les échos indifférents ! Le succès qui parfois nous couronne a toujours un rire ironique au coin des lèvres, en mettant sur nos fronts ses roses douloureuses, faites de la chair et du sang de nos frères ignorés !

Hélas ! quelle justice demander à l’homme, à cet être léger qui se meut au gré du vent, sans lui opposer plus de résistance qu’un fétu de paille ?… Qu’est la gloire terrestre ? — Une illusion comme les autres, et l’immortalité un effroyable leurre ? Le génie tant idolâtré, jadis, sera méconnu ou méprisé, par ses plus fervents défenseurs, s’il plaît au Maître de rouvrir pour lui les portes du tombeau… Je suis revenu, et l’on me chasse !