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LE CENTENAIRE D’EMMANUEL

J’ai été riche, puissant, idolâtré ; les arcs de triomphe se dressaient alors au-dessus de ma tête, et les bras de la multitude me faisaient un trône glorieux. Lorsque je passais, les belles dames me jetaient les fleurs de leur corsage et les hommes m’acclamaient comme un monarque.

Quand je mourus, le deuil fut universel. Cinq cent mille personnes suivirent mon convoi, et le défilé des emblèmes funèbres, des couronnes et des chars pavoisés dura un jour entier. Les balcons se voilèrent de crêpe, les magasins se fermèrent, toute la France me regretta.

Aujourd’hui, l’on m’ignore, mes œuvres nouvelles ne trouvent pas d’éditeur, tandis que les anciennes, à la devanture des librairies, n’ont jamais le temps de froisser leurs belles robes jaune d’or. Et je les jalouse, ces filles de ma jeunesse, je les méprise ! je les hais ! A quoi m’a-t-il servi d’acquérir l’expérience de deux existences, si mon talent épuré, mon génie plus puissant ne peuvent vaincre la routine et le parti pris ! Même, lorsqu’il m’arrive de lire, dans l’intimité, une de ces belles strophes qui, brûlantes, ont jailli de mon âme en mots de feu dont je tressaille encore, l’ami complaisant qui m’écoute hausse dédaigneusement les épaules et me dit : « Vois-tu, après Emmanuel, la poésie est morte. Relis-le et tâche de t’inspirer de ses accents divins. »