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LE CENTENAIRE D’EMMANUEL

organiser la forme vivante de l’homme. Tout s’échange, se confond et se renouvelle en cette immuable loi d’amour qui gouverne le monde. Seulement, le passage d’un corps en un autre est inconscient, et si parfois de brusques réminiscences s’éveillent en nous à la vue d’un site qui nous est connu, bien que nous l’examinions pour la première fois, les brumes de notre intelligence sont trop épaisses encore pour que nous comprenions.

Cependant, par une grâce spéciale ou par un châtiment inexpliqué, la mémoire est demeurée permanente en moi et a maintenu avec certitude mon identité consciente. Je sais que j’ai été un grand et illustre poète en ma précédente incarnation, et je retrouve tous les élans et toutes les extases qui me rendirent célèbre parmi les hommes. Peut-être ces facultés se sont-elles élargies en même temps que perfectionnées, car les doux poèmes qui firent ma gloire, jadis, me semblent maintenant des conceptions d’enfant génial mais inexpérimenté. Je me sais en possession d’un art plus jeune, plus vibrant, plus égal, car les pensées qui se pressent en moi, comme les abeilles dans une ruche close, ne demandent qu’à prendre leur vol. Mais les hommes passent indifférents à mes côtés ; je suis mal vêtu et ne mange pas toujours à ma faim. Qui donc reconnaîtrait en moi le grand Emmanuel ?