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LA NOUVELLE REVUE.

les surfaces qui définissent nos gestes, et les déchirures extraordinaires, les arabesques fluides, les chambres informes, créées dans un réseau pénétrant tout, par la rayure grinçante du tremblement des insectes, le roulis des arbres, les roues, le sourire humain, la marée. Parfois, les traces de ce qu’il a imaginé se laissent voir sur les sables, sur les eaux ; parfois sa rétine elle-même peut comparer, dans le temps, à quelque objet la forme de son déplacement.

Des formes nées du mouvement, il y a un passage vers les mouvements que deviennent les formes, à l’aide d’une simple variation de la durée. Si la goutte de pluie paraît comme une ligne, mille vibrations comme un son continu, les accidents de ce papier comme un plan poli et que la durée de l’impression s’y emploie seule, une forme stable peut se remplacer par une rapidité convenable dans le transfert périodique d’une chose (ou élément) bien choisie. Les géomètres pourront introduire le temps, la vitesse dans l’étude des formes, comme ils pourront les écarter de celle des mouvements ; et les langages feront qu’une jetée s’allonge, qu’une montage s’élève, qu’une statue se dresse. Et le vertige de l’analogie, la logique de la continuité transporte ces actions à la limite de leur tendance, à l’impossibilité d’un arrêt. Tout se meut de degré en degré, imaginairement. Dans cette chambre, et parce que je laisse cette pensée durer seule, les objets agissent comme la flamme de la lampe : le fauteuil se consume sur place, la table se décrit si vite qu’elle en est immobile, les rideaux coulent sans fin, continûment. Voici une complexité infinie ; pour se ressaisir à travers la motion des corps, la circulation des contours, la mêlée des nœuds, les routes, les chutes, les tourbillons, l’écheveau des vitesses, il faut recourir à notre grand pouvoir d’oubli ordonné — et, sans détruire la notion acquise, on installe une conception abstraite : celle des ordres de quantité.

Telle, dans l’agrandissement de « ce qui est donné », expire l’ivresse de ces choses particulières — desquelles il n’y a pas de science. En les regardant longuement, si l’on y pense, elles se changent ; et si l’on n’y pense pas, on se prend dans une torpeur qui tient et consiste comme un rêve tranquille, où l’on fixe hypnotiquement l’angle d’un meuble, l’ombre d’une feuille, pour s’éveiller dès qu’on les voit. Certains hommes ressentent, avec une délicatesse spéciale, la volupté de l’individualité des objets.