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plusieurs autres intentions. Il faut donc placer celui qui regarde et peut bien voir dans un coin quelconque de ce qui est.

L’observateur est pris dans une sphère qui ne se brise jamais, où il y a des différences qui seront les mouvements et les objets, et dont la surface se conserve close malgré que toutes les portions s’en renouvellent et s’y déplacent. L’observateur n’est d’abord que la condition de cet espace fini : à chaque instant, il est cet espace fini. Nul souvenir, aucun pouvoir ne le trouble tant qu’il s’égale à ce qu’il regarde. Et pour peu que je puisse le concevoir durant ainsi, je concevrai que ses impressions diffèrent le moins du monde de celles qu’il recevrait dans un rêve. Il arrive à sentir du bien, du mal, du calme lui venant[1] de ces formes toutes quelconques, où son propre corps se compte. Et voici lentement les unes qui commencent de se faire oublier, et de ne ne plus être vues qu’à peine, tandis que d’autres parviennent à se faire apercevoir — là où elles avaient toujours été. Une très intime confusion des changements qu’entrainent dans la vision sa durée, et la lassitude, avec ceux dus aux mouvements ordinaires, doit se noter. Certains endroits sur l’étendue de cette vision s’exagèrent, comme un membre malade semble plus gros et encombre l’idée qu’on a de son corps, par l’importance que lui donne la douleur. Ces points forts paraitront plus faciles à retenir, plus doux à être vus. C’est de là que le spectateur s’élève à la rêverie, et désormais il va pouvoir étendre à des objets de plus en plus nombreux des caractères particuliers provenant des premiers et des mieux connus. Il perfectionne l’espace donné en se souvenant d’un précédent. Puis, à son gré, il arrange et défait ses impressions successives. Il peut apprécier d’étranges combinaisons : il regarde comme un être total et solide un groupe de fleurs ou d’hommes, une main, une joue qu’il isole, une tache de clarté sur un mur, une rencontre d’animaux mêlés par hasard. Il se met à vouloir se figurer des ensembles invisibles dont les parties lui sont données. Il devine les nappes qu’un oiseau dans son vol engendre, la courbe sur laquelle glisse une pierre lancée,

  1. Sans toucher les questions physiologiques, je mentionne le cas d’un individu atteint de manie dépressive que j’ai vu dans une clinique. Ce malade, qui était dans l’état de vie ralentie, reconnaissait les objets avec une lenteur extraordinaire. Les sensations lui parvenaient au bout d’un temps considérable. Aucun besoin ne se faisait sentir en lui. Cette forme, qui prend parfois le nom de manie stupide, est excessivement rare.