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Cantillon, Quesnay, M. de Gournay, etc., est moins frappé de ce mérite qu’a tu M. Melon de venir le premier, parce qu’il ne lèsent pas ; ce n’est pour lui qu’un fait chronologique, et M. Melon n’est pas venu le premier pour lui, puisque, quand il l’a lu, il savait déjà mieux que son ouvrage. Il va vu l’apologie du luxe et celle du système, et celle des impôts indirects ; dans la chaleur de l’indignation que ces erreurs lui ont inspirée, il l’a versée sur le papier : où est le crime d’avoir pensé, où est celui d’avoir dit que M. Melon avait fait un mauvais ouvrage ? Tout homme qui imprime est fait pour être jugé :

Il est esclave né de quiconque l’achète.

M. Melon a laissé un fils ; M. Dupont l’ignorait peut-être alors ; et, quand il l’aurait su, est-on moins en droit de blâmer l’ouvrage d’un auteur parce qu’il a un fils ? Si le jugement rigoureux porté de son père est juste, il faut que le fils s’y soumette. Le fils de M. de Pompignan sera le fils d’un mauvais poète ; et, si le jugement est injuste, le fils n’en souffrira point, ni même la mémoire de son père. La réputation des auteurs se forme par la balance des suffrages pour et contre, et il faut, pour que cette réputation ait quelque prix, que ces suffrages soient libres. La réputation littéraire est un procès avec le public. Quiconque écrit a ce procès, et ni lui, ni ses ayants cause, n’ont droit de se plaindre des juges qui donnent leur voix contre. Je crois M. Melon fils assez honnête et assez philosophe pour sentir ces vérités, et pour ne pas vouloir de mal à M. Dupont d’avoir exprimé un peu durement un sentiment qu’il avait droit d’avoir et d’exprimer.

À cette occasion, vous me demandez une définition du luxe : je crois qu’il n’est pas possible de renfermer dans une définition toutes les acceptions de ce mot, mais qu’on peut en faire une énumération exacte et fixer le sens précis de chacune, de façon à terminer la plus grande partie des disputes sur ce point, qui ne sont pas toutes pourtant des disputes de mots, ou qui, pour m’exprimer autrement, roulent bien autant sur les applications du mot utile, que sur l’interprétation du mot luxe. Mais tout cela serait long, et vous savez d’ailleurs que je ne sais pas être court.

Je viens d’écrire cent cinquante pages in-4o, d’écriture très-fine, sur la question du commerce des grains[1], pour convertir, si je puis, le contrôleur-général. Je n’ai pas dit le quart de ce que j’aurais dit, si j’avais eu du temps. J’ai bien peur d’avoir perdu tout celui que j’y ai mis, mais peut-être retravaillerai-je cela pour le rendre digne d’être présenté au public dans des temps moins durs ; car le gouvernement va devenir de plus en plus prohibitif en tout genre, et l’événement du jour y contribuera. Le vizir triste remplace le vizir gai[2], et il paraît qu’on veut régner par la terreur et dans le silence. Je vois que M. de Felino est encore dans l’incertitude sur la plus claire des questions politiques ; son problème semble, en effet, présenter une difficulté. Il en trouvera la solution en rendant la difficulté plus forte ; il n’a qu’à se demander quel parti il faut prendre, par rapport à la liberté du commerce des grains, dans un pays qui ne produit que du vin ou des prairies, comment ferait un duc du bas Limousin, par exemple ? Le vice de tous les raisonnements prohibitifs et de tout le livre de l’abbé Galiani est la supposi-

  1. Les lettres sur la liberté du commerce des grains, données tome Ier, p. 159.
  2. D’Aiguillon avait succédé à Choiseul.