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corps exclusifs, ou les gouverneurs, à prohiber l’exportation de certaines denrées dans certaines occurrences ; tant on est loin d’avoir senti que la loi de la liberté entière de tout commerce est un corollaire du droit de propriété ; tant on est encore plongé dans les brouillards des illusions européennes !

Dans l’union générale des provinces entre elles, je ne vois point une coalition, une fusion de toutes les parties, qui n’en fasse qu’un corps un et homogène. Ce n’est qu’une agrégation de parties toujours trop séparées, et qui conservent toujours une tendance à se diviser, par la diversité de leurs lois, de leurs mœurs, de leurs opinions ; par l’inégalité de leurs forces actuelles ; plus encore par l’inégalité de leurs progrès ultérieurs. Ce n’est qu’une copie de la république hollandaise ; et celle-ci même n’avait pas à craindre, comme la république américaine, les accroissements possibles de quelques-unes de ses provinces. Tout cet édifice est appuyé jusqu’à présent sur les bases fausses de la très-ancienne et très-vulgaire politique, sur le préjugé que les nations, les provinces, peuvent avoir des intérêts, en corps de provinces et de nations, autres que celui qu’ont les individus d’être libres et de défendre leurs propriétés contre les brigands et les conquérants : intérêt prétendu de faire plus de commerce que les autres, de ne point acheter les marchandises de l’étranger, de forcer l’étranger à consommer leurs productions et les ouvrages de leurs manufactures ; intérêt prétendu d’avoir un territoire plus vaste, d’acquérir telle ou telle province, telle ou telle île, tel ou tel village ; intérêt d’inspirer la crainte aux autres nations ; intérêt de l’emporter sur elles par la gloire des armes, par celle des arts et des sciences.

Quelques-uns de ces préjugés sont fomentés en Europe, parce que la rivalité ancienne des nations et l’ambition des princes obligent tous les États à se tenir armés pour se défendre contre leurs voisins armés, et à regarder la force militaire comme l’objet principal du gouvernement. L’Amérique a le bonheur de ne pouvoir, d’ici à longtemps, avoir d’ennemi extérieur à craindre, si elle ne se divise elle-même : ainsi elle peut et doit apprécier à leur juste valeur ces prétendus intérêts, ces sujets de discorde, qui seuls sont à redouter pour sa liberté. Avec le principe sacré de la liberté du commerce, regardé comme une suite du droit de la propriété, tous les prétendus intérêts de commerce disparaissent. Les prétendus intérêts de posséder plus ou moins de territoire s’évanouissent, par le principe que le territoire n’appartient point aux nations, mais aux individus propriétaires des terres ; que la question de savoir si tel canton, tel village doit appartenir à telle province, à tel État, ne doit point être décidée par le prétendu intérêt de cette province ou de cet État, mais par celui qu’ont les habitants de tel canton ou de tel village, de se rassembler pour leurs affaires dans le lieu où il leur est le plus commode d’aller ; que cet intérêt, étant mesuré par le plus ou moins de chemin qu’un homme peut faire loin de son domicile, pour traiter quelques affaires plus importantes, sans trop nuire à ses affaires journalières, devient une mesure naturelle et physique de l’étendue des juridictions et des États, et établit entre tous un équilibre d’étendue et de forces qui écarte tout danger d’inégalité, et toute prétention à la supériorité.

L’intérêt d’être craint est nul quand on ne demande rien à personne, et quand on est dans une position où l’on ne peut être attaqué par des forces considérables avec quelque espérance de succès.

J’imagine que les Américains n’en sont pas encore à sentir toutes ces vé-