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XXII. Quoique deux perceptions semblent être les mêmes, l’une se trouve quelquefois jointe à d’autres perceptions qui me déterminent encore à changer leur expression. Si, par exemple, la perception c d, j’ai vu un arbre, se trouve jointe à ces autres, je suis dans mon lit, j’ai dormi, etc., ces perceptions me feront changer mon expression c d, j’ai vu un arbre, en y s, j’ai rêvé d’un arbre.

XXIII. Toutes ces perceptions se ressemblent si fort, qu’elles ne paraissent différer que par le plus ou le moins de force ; et elles ne paraissent être que de différentes nuances de la même perception, ou l’association de quelques autres perceptions, qui me font dire : je vois un arbre, je pense à un arbre, j’ai rêvé d’un arbre, etc.

XX-XXIII. J’ai d’avance dit tout ce qu’il me paraît nécessaire de dire sur les articles XX, XXI, XXII, XXIII.

Au lieu de remarques, je hasarderai quelques idées sur l’origine des langues, sur leurs progrès, et sur leur influence. J’irai plus vite que la nature, mais je tâcherai de suivre sa route.

Les langues ne sont point l’ouvrage d’une raison présente à elle-même.

Dans une émotion vive, un cri avec un geste qui indique l’objet, voilà la première langue.

Un spectateur tranquille, pour répéter ce qu’il a vu, imita le son que donnait l’objet. Voilà les premiers mots un peu articulés.

Quelques mots pour peindre les choses, et quelques gestes qui répondaient à nos verbes, voilà un des premiers pas. Souvent on a donné pour nom aux choses un mot analogue au cri que le sentiment de la chose faisait naître.

C’est ainsi que Leibnitz pensait que les noms avaient été imposés aux animaux par Adam.

Suivant qu’un sens était plus exercé ou plus flatté qu’un autre, et suivant qu’un objet était plus familier, plus frappant qu’un autre, il fut la source des métaphores : soit que les métaphores aient pris naissance du besoin ou de la paresse, il est sûr que les premiers progrès des langues se sont faits par ce chemin-là.

Pour moi, je crois que les premières métaphores sont nées de ce que le nouveau se peint par l’ancien dans notre cerveau, et que l’ancien est en quelque sorte un commencement du nouveau : ces métaphores faisant d’abord presque toute l’énergie d’une langue, et les métaphores devant naître d’un sens plutôt que d’un autre, d’un objet plutôt que d’un autre, suivant les circonstances.

De là sont venues les différentes langues, selon que le peuple était chasseur, pasteur ou laboureur, et encore suivant le spectacle qu’offrait le pays.

Le chasseur a dû avoir peu de mots, mais très-vifs et peu liés : ses progrès ont dû être lents. Le pasteur, dans le repos, a dû faire une langue plus douce et plus polie. Le laboureur, plus froide et plus suivie. Le mélange des différents peuples fit naître les synonymes, Mais, comme aucun peuple n’a pris l’objet dans les mêmes circonstances et de la même manière, ces synonymes ne l’ont pas été parfaitement.

Ce ne fut qu’après un long temps que l’analogie put s’établir, parce qu’il fallut le temps de sentir la similitude des cas dont on parlait. Cette analogie fit disparaître beaucoup d’onomatopées et de métaphores : les premières s’affaiblirent lorsqu’on eut établi des désinences semblables ; et les métaphores, après un long usage, durent devenir peu discernables, ou prendre un sens si habituel, qu’on oublie qu’il est métaphorique.