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Dans les premières querelles des nations, un homme supérieur en force, en valeur ou en prudence, détermina, puis força ceux même qu’il défendait à lui obéir.

Cette supériorité seule suffit pour donner un chef aux hommes rassemblés. Il n’est pas exactement vrai que l’ambition soit l’unique source de l’autorité. Les peuples sont portés à se choisir un chef ; mais ils l’ont toujours voulu raisonnable et juste, non pas insensé et arbitraire.

Chez les nations peu nombreuses, il est impossible que l’autorité despotique soit affermie ; l’empire du chef n’y saurait être appuyé que sur le consentement des peuples, ou sur une vénération soit personnelle, soit relative à une famille : la personnelle se perd par l’abus du pouvoir ; et cet abus encore, quand la vénération est pour une famille, motive des révolutions de trône au profil d’un autre membre de la famille qui cherche à satisfaire davantage l’opinion.

Chez les petites nations, tout l’État est sous les yeux de chaque particulier. Chacun partage immédiatement les avantages de la société, et ne peut trouver de plus grand intérêt à l’opprimer pour le compte d’un autre. Il n’y a pas assez de richesses arbitrairement applicables pour soudoyer des prévaricateurs. Il n’y a pas de populace : une sorte d’égalité règne. Les rois n’y pourraient pas vivre séparés de leurs sujets ; leur peuple est nécessairement leur seule garde et leur seule cour. Ils l’aiment mieux, et, quand ils sont sages, ils en sont plus aimés. S’ils ne sont pas sages, les représentations leur arrivent promptement ; la résistance pourrait suivre. Le rassemblement est facile. Le moyen et l’art de faire obéir le plus grand nombre malgré lui par le plus petit, ne peuvent exister. Cinq cent mille hommes peuvent en asservir cinquante millions ; mais deux cents hommes n’en asserviront jamais vingt mille, quoique ce soit la même proportion. — Voilà pourquoi le despotisme n’a jamais régné chez les peuples séparés en petites nations, Sauvages, Tartares, Celtes, Arabes, etc., à moins qu’une persuasion superstitieuse n’ait aveuglé les esprits, comme chez les sujets du Vieux de la Montagne. — Voilà pourquoi aussi la monarchie même, qui a été partout le premier des gouvernements, attendu qu’il est plus aisé de commander aux hommes que de les engager à s’accorder, et parce que l’autorité militaire, toujours réunie sur une seule tête, a dû rendre naturelle et souvent nécessaire une pareille réunion de la puissance civile, a été au bout d’un certain temps remplacée par la république dans presque toutes les villes réduites à leur territoire adjacent, ou à des colonies éloignées. L’esprit d’égalité ne peut en être banni, parce que l’esprit de commerce y règne : l’industrie des hommes réunis ne manque jamais de le faire dominer dans les villes, quand leurs mœurs ne sont pas altérées, absorbées par l’impulsion générale d’un vaste État qui les embrasse toutes : soit par l’esprit du despotisme comme chez les Asiatiques ; soit, comme chez les anciens Francs, par l’esprit militaire d’une noblesse qui demeurait à la campagne, et qui avait puisé ses premières habitudes chez des nations errantes qui ne peuvent avoir de commerce. Or, l’esprit de commerce suppose une propriété des biens indépendante de toute autre force que celle des lois : il ne peut s’accoutumer aux avanies orientales.

Dans les États restreints à une seule ville, il était impossible que la royauté se soutînt longtemps. Ses moindres écarts y sont et y paraissent plus tyranniques ; et la tyrannie y a moins de puissance, y trouve une résistance plus