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Grèce ; ou plutôt ce ne fut qu’alors que l’étude de la philosophie devint le partage de certains esprits, et parut assez vaste pour les occuper entièrement. Jusque-là les poëtes avaient été à la fois les seuls philosophes et les seuls historiens. Quand les hommes sont ignorants, il est aisé de tout savoir. Mais les idées n’étaient point encore assez éclaircies, les faits n’étaient point en assez grand nombre, le temps de la vérité n’était point arrivé ; les systèmes des philosophes grecs ne pouvaient être encore qu’ingénieux. Leur métaphysique, chancelante sur les plus importantes vérités, souvent superstitieuse ou impie, n’était guère qu’un amas de fables poétiques, ou un tissu de mots inintelligibles ; et leur physique elle-même n’était qu’une métaphysique frivole.

La morale, quoique encore imparfaite, se sentit moins de l’enfance de la raison. Les besoins renaissants qui rappellent sans cesse l’homme à la société, et le forcent de se plier à ses lois ; cet instinct, ce sentiment du bon et de l’honnête que la Providence a gravé dans tous les cœurs, qui devance la raison, qui souvent l’entraîne malgré elle-même, ramène les philosophes de tous les temps aux mêmes principes fondamentaux de la science des mœurs. Socrate guida ses concitoyens dans le chemin de la vertu. Platon le sema de fleurs : le charme de l’éloquence embellit ses erreurs mêmes. Aristote, l’esprit le plus étendu, le plus profond, le plus véritablement philosophique de toute l’antiquité, porta le premier le flambeau d’une analyse exacte dans la philosophie et dans les arts ; et, dévoilant les principes de la certitude et les ressorts du sentiment, il asservit à des règles constantes la marche de la raison et la fougue même du génie.

Siècle heureux ! où tous les beaux-arts répandaient de tous côtés leur lumière ! Où le feu d’une noble émulation se communiquait avec rapidité d’une ville à l’autre : la peinture, la sculpture, l’architecture, la poésie, l’histoire s’élevaient partout à la fois, comme on voit dans l’étendue d’une forêt mille arbres divers naître, monter, élever ensemble leurs cimes touffues.

Athènes, gouvernée par les décrets d’une multitude, dont les orateurs calmaient ou soulevaient à leur gré les flots tumultueux ; Athènes, où Périclès avait appris aux chefs à acheter l’État aux dépens de l’État même, à dissiper ses trésors pour se dispenser d’en rendre compte ; Athènes, où l’art de gouverner le peuple était l’art de l’amuser, l’art de repaître ses oreilles, ses yeux, sa curiosité toujours avide de nouvelles, de fêtes, de plaisirs, de spectacles renaissants ; Athènes dut aux mêmes vices de son gouvernement qui la firent succomber sous Lacédémone, cette éloquence, ce goût, cette magnificence, cet éclat dans tous les arts qui l’ont rendue le modèle des nations.

Tandis que les Athéniens, les Spartiates, les Thébains s’arrachent successivement la supériorité sur les autres villes, la puissance macédonienne, telle qu’un fleuve qui par degrés surmonte ses rives, s’étend lentement dans la Grèce sous Philippe, inonde avec impétuosité l’Asie sous Alexandre. Cette foule de régions, d’États, dont les conquêtes des Assyriens, des Mèdes, des Perses, en s’engloutissant successivement les unes les autres, avaient formé ce grand corps, l’ouvrage de tant de conquérants et de tant de siècles, se sépare tout à coup avec fracas à la mort du vainqueur de Darius. Les guerres entre ses généraux établissent de nouveaux royaumes. La Syrie, l’Égypte deviennent une partie de la Grèce, et reçoivent la langue, les mœurs et les sciences de leurs conquérants.