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éclairées, ne sont pas celles où elles ont fait le plus de progrès. Le respect que l’éclat de la nouveauté imprime aux hommes pour la philosophie naissante tend à perpétuer les premières opinions. L’esprit de secte s’y joint, et cet esprit est naturel aux premiers philosophes, parce que l’orgueil se nourrit de l’ignorance ; parce que moins on sait, moins on doute ; moins on a découvert, moins on voit ce qui reste à découvrir. En Égypte, et longtemps avant dans les Indes, la superstition, qui faisait des dogmes de l’ancienne philosophie comme le patrimoine des familles sacerdotales, qui, en les consacrant, les enchaînait et les incorporait aux dogmes d’une fausse religion ; dans la haute Asie, le despotisme politique, effet de l’établissement des grands empires dans les siècles barbares, et le despotisme civil né de l’esclavage et de la pluralité des femmes qui en est une suite ; la mollesse des princes, l’abattement des sujets ; à la Chine, le soin même que prirent les empereurs de régler les études, et de mêler les sciences à la constitution politique de l’État, les retinrent à jamais dans la médiocrité. Ces tiges, trop fécondes en branches dès leur origine, cessèrent bientôt de s’élever.

Le temps s’écoulait, et de nouveaux peuples se formaient dans l’inégalité des progrès des nations. Les peuples policés, environnés de barbares, tantôt conquérants, tantôt conquis, se mêlaient avec eux : soit que ceux-ci reçussent des premiers leurs arts et leurs lois avec la servitude, soit que vainqueurs ils cédassent à l’empire naturel de la raison et de la politesse sur la force, la barbarie diminuait toujours.

Les Phéniciens, habitants d’une côte aride, s’étaient faits les ministres des échanges entre les peuples. Leurs vaisseaux, répandus dans toute la Méditerranée, commencèrent à dévoiler les nations aux nations. L’astronomie, la navigation, la géographie se perfectionnèrent l’une par l’autre. Les côtes de la Grèce et de l’Asie Mineure se remplirent de colonies phéniciennes. Les colonies sont comme les fruits qui ne tiennent à l’arbre que jusqu’à leur maturité : devenues suffisantes à elles-mêmes, elles firent ce que fit depuis Carthage, ce que fera un jour l’Amérique[1].

Du mélange de ces colonies, indépendantes les unes des autres, avec les anciens peuples de la Grèce et avec les restes de tous les essaims de barbares qui l’ont successivement ravagée, se forma la nation grecque, ou plutôt ce peuple de nations composé d’une foule de petits peuples, qu’une égale faiblesse et la nature du pays coupé par les montagnes et par la mer, empêchaient de s’agrandir aux dépens les uns des autres ; et que leurs associations, leurs intérêts publics et particuliers, leurs guerres civiles et nationales, leurs migrations, les devoirs réciproques des colonies et des métropoles, une langue, des mœurs, une religion commune, le commerce, les jeux publics, le tribunal des Amphictions, mélangeaient, divisaient, réunissaient en mille manières. Dans ces révolutions, par ces mélanges multipliés, se formait cette langue riche, expressive, sonore, la langue de tous les arts.

La poésie, qui n’est que l’art de peindre par le moyen du langage, et dont la perfection dépend si fort du génie des langues qu’elle emploie, se revêtit en Grèce d l’une magnificence qu’elle n’avait point connue encore. Ce

  1. Celait en 1750 que M. Turgot, n’ayant que vingt-trois ans, et livré dans un séminaire à l’étude de la théologie, prévoyait la révolution qui a formé les États-Unis et qui les a détachés de la puissance européenne, en apparence la plus capable de retenir ses colonies sous sa domination. (Note de Dupont de Nemours.)