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et le cours des événements rendent les changements possibles[1].

Il serait absurde de vouloir faire payer la taille à la noblesse et au clergé, parce que les préjugés ont attaché, dans les provinces où la taille est personnelle, une idée d’avilissement à cette imposition ; mais d’un autre côté ce serait une étrange vue dans un administrateur que de vouloir supprimer la capitation et le vingtième, ou d’en exempter la noblesse, sous prétexte que, dans la constitution ancienne de la monarchie, les nobles ne payaient aucune imposition.

Je conclus de tout ceci qu’il faut laisser subsister le privilège de la noblesse sur la taille, comme une chose établie et qu’il ne serait pas sage de changer ; mais qu’il ne faut pas en être dupe, ni le regarder comme une chose juste en elle-même, encore moins comme une chose utile. (Je discuterai tout à l’heure les raisons d’utilité que croit y voir M. le garde des sceaux.)

Je conclus surtout qu’en conservant ce privilège, il faut bien se garder de l’étendre à de nouveaux objets ; qu’il faut au contraire le tenir soigneusement renfermé dans ses bornes actuelles ; qu’il faut même, autant qu’on le pourra, tendre à en retrancher par degrés ce qu’il a de trop exorbitant ; suivre en un mot à cet égard la marche que tous les ministres des finances ont constamment suivie depuis quatre-vingts ans et davantage ; car il n’y en a pas un qui n’ait constamment cherché à restreindre en général tous les privilèges, sans en excepter ceux de la noblesse et du clergé.

L’examen historique de ce privilège de la noblesse, et la comparaison des circonstances dans lesquelles il a été établi avec les circonstances actuelles, prouvent combien la façon de voir de mes prédécesseurs à cet égard était juste, et que, bien loin de déranger follement la constitution de la monarchie, ils ont au contraire cherché à rapprocher sagement les choses de la constitution actuelle, en affaiblissant des prérogatives nées sous une constitution qui n’existe plus depuis longtemps, et qui ne peut ni ne doit être rétablie.

Il n’a jamais pu arriver, et il n’est jamais arrivé dans aucun pays, qu’on ait imaginé de donner de propos délibéré à une partie de la

  1. Cette admirable modération, qui n’est certainement pas de la tactique chez Turgot, n’a pas empêché Nougaret et d’autres écrivains de le peindre comme « le chef d’une secte fanatique, causant la famine à force de parler de blé, et tourmentant toujours le pauvre peuple par ses expériences fatales, sous prétexte de s’occuper de son bonheur. » Voyez Anecdotes du règne de Louis XVI, tome V, page 96. (E. D.)