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La chose n’est pas moins évidente par le fait que par la théorie. Toutes ces variations dans le prix des monnaies, qui, depuis Charlemagne jusqu’à Louis XV, ont porté la valeur de la même quantité d’argent, depuis 20 sous jusqu’à 66 livres 8 sous (valeur actuelle de la livre de Charlemagne, pesant douze onces) ; tous les changements survenus dans la quantité d’or et d’argent circulant dans le commerce, ont augmenté le prix des denrées ; mais toutes celles qui sont d’un usage commun et nécessaire, la subsistance et le salaire du travail, ont augmenté dans la même proportion. Cette expérience de neuf cents ans, ou plutôt de tous les lieux et de tous les temps, doit pleinement rassurer sur le sort des consommateurs, dont le salaire se proportionnera toujours au prix habituel des grains, quel qu’il soit, et qui n’ont d’autre intérêt dans la fixation de ce prix, sinon qu’elle soit constante, et qu’elle ne passe pas successivement du bas prix à la cherté, et de la cherté au bas prix.

Ce n’est pas que de ces alternatives de bas prix et de cherté il ne résulte une espèce de compensation, un prix moyen, et que par conséquent, si le consommateur était assez économe, assez prévoyant pour réserver dans les années du bas prix une partie de ses salaires, il ne pût avec cette réserve faire face à l’augmentation de ses dépenses dans les années disetteuses. Il faut même avouer que cette ressource n’est pas entièrement nulle pour le commun des artisans ; car quoiqu’en général ils dépensent tout ce qu’ils ont à mesure qu’ils le gagnent, cependant le plus grand nombre en emploie du moins une partie à acheter quelques petits meubles, quelques nippes, même quelques bijoux. Il y a dans les environs de Paris peu de paysannes qui n’aient une croix d’or. Ce petit mobilier se vend dans les temps de détresse, avec perte à la vérité ; cependant il supplée à l’insuffisance du salaire ordinaire pour atteindre aux prix des grains, et il donne les moyens d’attendre des temps moins durs. Mais cette ressource est faible et ne saurait être générale ; la plus grande partie du peuple est trop peu économe pour se refuser à jouir d’un léger bien-être quand il le peut. Souvent, dans les temps même d’abondance, l’artisan refuse à sa famille le nécessaire pour aller dépenser tous ses gains au cabaret, et quand la cherté vient, il tombe dans le dernier degré de la misère. La cherté est donc pour lui le plus grand des malheurs, et le bas prix dont il a joui ne lui est d’aucune ressource alors. Quel avantage ne serait-ce pas pour lui si ce hausse-