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des ventes hors du marché sera de soutenir le privilège exclusif d’une compagnie, et de faire payer le grain plus cher, au moins dans la proportion de trois à deux, le peuple criera de tous côtés au monopole ; et pour cette fois il aura raison. Or, il n’y a aucune puissance sur la terre qui puisse défendre contre la totalité du peuple un privilège exclusif qui porterait le blé à ce prix excessif, lorsque de tous côtés le peuple en verrait offrir à meilleur marché. Le gouvernement serait forcé d’abandonner la compagnie ou de tomber avec elle.

Au reste, ce raisonnement prouve en général que l’idée de procurer toujours au peuple le grain à un prix égal, malgré l’inégalité des récoltes, est une chimère. Quelque chose qu’on fasse, il faut toujours, quand la récolte a manqué, que le consommateur paye son grain plus cher de la totalité ou des frais de transport, ou de ceux de magasinage. Quand la récolte est abondante, on paye toujours le grain moins cher de tous les frais qui seraient nécessaires pour le transporter dans les lieux où il manque, ou pour le garder dans des magasins en attendant les années disetteuses. Voilà la plus grande égalité possible, et aussi la plus grande inégalité quand la liberté est entière.

On pourra croire que je me suis trop arrêté à discuter une extravagance qui ne peut séduire personne. Mais je n’ai pas cru devoir négliger d’en démontrer l’absurdité, parce que cette idée a été proposée très-sérieusement et par un homme que le gouvernement a souvent écouté, parce que je l’ai entendu quelquefois rappeler avec éloge, et enfin parce que ce système n’est autre que l’exécution complète d’un plan qu’on entend tous les jours vanter, sous le nom de greniers d’abondance, comme le meilleur moyen d’éviter les disettes ; le plus communément, à la vérité, au lieu d’une compagnie, on propose que ces greniers soient administrés par chaque corps municipal, par chaque communauté. Ceux à qui de pareilles idées viennent dans l’esprit connaissent bien peu ce que c’est que les corps municipaux et les communautés. Le négociant le plus habile, avec le plus grand intérêt, a bien de la peine à suivre tous les détails qu’exige le commerce des grains, et l’on voudrait que ces détails fussent suivis par des gens pris au hasard, de tous états, et qui n’auraient aucun intérêt à la chose ! Enfin, quand on mettrait à part tous les inconvénients, toutes les difficultés, toutes les impossibili-