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achats courants, à la satisfaction des besoins ou des fantaisies de chaque particulier, et que par conséquent il baissera de prix ; de l’autre côté il y aura certainement beaucoup moins d’argent à prêter, et comme beaucoup de gens se ruineront, il y aura aussi plus

    l’épargne de ces productions qui le conduit à améliorer sa situation et à se former un capital plus ou moins grand. Lorsqu’il a trouvé de quoi dîner, ce serait en vain qu’il jeûnerait par épargne ; si d’ailleurs il demeurait oisif, il risquerait fort de jeûner toujours par nécessité. Le moyen naturel d’acquérir, de profiter, d’amasser, de s’enrichir, est le travail, premièrement de la recherche, puis de la conservation, et enfin de la culture.

    Pour travailler, il faut d’abord que le travailleur subsiste. Il ne peut subsister que par la consommation des productions de la terre ou des eaux ; cette consommation est une dépense. Il faut aussi, pour travailler avec succès, qu’il ait des instruments, soit qu’il emploie son temps à fabriquer lui-même ces instruments, soit qu’il les acquière, par le moyen de l’échange, de ceux qui les auraient fabriqués, et qui ont consommé en fabriquant. Les choses qu’il donne en échange, ou les consommations qu’il est obligé de faire, sont encore une dépense. Ce n’est donc que par des dépenses faites avec intelligence et à profit, et non par des épargnes, que l’on peut augmenter sa fortune dans le commencement des sociétés, avant que les arts multipliés et perfectionnés, et l’introduction de l’argent dans le commerce, aient étendu et compliqué la circulation des richesses et des travaux.

    Mais dans la société toute formée, l’épargne en sommes pécuniaires, au delà de celle qui ne peut avoir lieu qu’en très-petites sommes, serait plus dangereuse encore.

    Dès que les travaux se sont partagés au point que chacun se trouve naturellement fixé à un seul genre d’entreprise, qu’un cultivateur ne fait que du blé, tandis que l’autre ne fait que du vin ; qu’un manufacturier ne fabrique que des étoffes de laine, lorsque son voisin ne se livre qu’à la préparation des cuirs, etc. ; que tout entrepreneur en chef, soit de culture, soit de purs ouvrages de main, se charge de fournir la société d’un seul article dans la masse des consommations, et se soumet à acheter lui-même tout le reste de ce qui pourra être utile ou nécessaire à sa consommation personnelle, ou à celle de ses agents ; il faut pour compléter la distribution des richesses, des subsistances et des jouissances entre tous les membres de la société, que tout ce qui se cultive ou se fabrique soit vendu et acheté, excepté, dans chaque espèce, la quantité que chaque entrepreneur a pu se réserver directement. Il y a même plusieurs genres de travaux précieux où l’entrepreneur ne garde rien du tout de ce qu’il a fait naître, vend tout le fruit de son travail et de ses avances, se prive de la consommation des objets de son labeur, et rachète des objets de même genre, mais de qualités inférieures, pour faire des consommations moins coûteuses. C’est ainsi que les cultivateurs de vin de Chambertin le vendent tout, jusqu’à la dernière bouteille, et se pourvoient dans le pays d’autre vin plus commun pour leur boisson. C’est ainsi qu’un lapidaire et un bijoutier ne gardent pour eux aucun des diamants qu’ils taillent et qu’ils montent, et les vendent tous pour faire subsister ou pour enrichir leur famille. C’est ainsi qu’un fabricant ou qu’un marchand d’étoffes d’or et de soie ne sera cependant habillé que de laine.

    Mais pour que tout ce qui se cultive et se fabrique puisse être vendu, il faut que tous ceux qui reçoivent de la nature, ou de leur travail, des revenus, ou des reprises, ou des salaires, qui sont les uniques moyens d’acheter, emploient ces moyens d’acheter et les fassent entrer dans la circulation. Car en vain la moitié de