Page:Trollope - Les Bertram, volume 1.djvu/327

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pu écrire un pareil livre la faisait frémir. À ses yeux un libre penseur était un homme qu’il fallait placer dans la même catégorie que les assassins, les régicides, et ces scélérats mystérieux et terribles qui commettent des crimes trop atroces pour que la pensée d’une femme puisse s’y arrêter un instant. Elle ne croyait pas que George fût un de ces hommes-là, mais il lui était affreux de se dire que le monde pouvait le ranger parmi eux. Quant à Caroline, elle n’aurait peut-être pas tant déploré la brèche qui s’était faite dans la foi religieuse de son futur époux, si elle n’y avait vu l’indice d’un manque de fermeté qui le rendrait impropre aux luttes de la vie. Elle se souvint de ce qu’il lui avait dit sur le mont des Oliviers, deux ans auparavant, et elle le rapprocha de ce qu’il écrivait maintenant. Chez lui-tout se faisait par sentiment et par enthousiasme ; il manquait évidemment de jugement. Comment, avec un caractère pareil, ferait-il son chemin dans le monde ? Avait-elle donc irrévocablement lié son sort à celui d’un homme qui ne saurait jamais atteindre au succès ? Non, se disait-elle, pas irrévocablement… non, pas encore.

Un soir, elle ouvrit son cœur à sa tante et lui parla très-sérieusement de sa position.

— Je ne sais trop ce qu’il faut faire, dit-elle. Sans doute j’ai des obligations envers George ; il a le droit d’attendre beaucoup de moi, et je voudrais faire pour lui tout ce que je peux. Je ferai mon devoir ; j’irais jusqu’à me sacrifier moi-même complètement, si seulement je voyais au juste en quoi consiste mon devoir.