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et d’anthropophage. On m’évita comme un lépreux. Les autorités de la ville s’adressèrent précipitamment au prince en lui proposant de me faire subir une punition grave et exemplaire ; ce ne furent que les prières expresses et instantes du prince lui-même qui détournèrent l’orage près de fondre sur ma tête. Cet homme était destiné à m’humilier de toutes façons. Il m’écrasait sous sa générosité comme sous un couvercle sépulcral. Inutile d’ajouter que la maison des Ojoguine me fut aussitôt fermée ; Cyril Matvéitch m’avait même fait rapporter un misérable crayon que j’avais oublié chez lui. Comme il arrive souvent en pareil cas, c’est précisément lui qui n’aurait pas dû se fâcher contre moi. « Ma jalousie insensée », c’était le mot dont on se servait dans la ville, avait déterminé et pour ainsi dire précisé les rapports du prince et de Lise. Les vieux Ojoguine et leurs amis s’étaient mis à le considérer presque comme un fiancé. Je crois bien que cela ne devait pas lui être agréable du tout ; mais Lise lui plaisait infiniment, et il n’avait pas encore atteint son but… Il s’adapta à sa nouvelle position avec toute l’adresse et toute la finesse d’un homme du monde, et entra aussitôt dans ce qui pouvait s’appeler l’esprit de son rôle…

Mais moi !… Il ne me restait plus qu’à me tordre les mains en considérant ma situation et mon avenir. Quand la souffrance arrive au point où tout notre intérieur se met à craquer comme une telega trop chargée, elle devrait du moins cesser d’être ridicule ; mais