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écoulées depuis, et toute trace des anciens charmes de Daria avait disparu. — Est-il possible, se demandaient involontairement tous ceux qui la voyaient pour la première fois, — est-il possible que cette femme maigre et jaune, au nez pointu, qui pourtant n’est pas vieille encore, ait jamais été belle ? — Est-il possible que ce soit pour elle que vibraient autrefois toutes les lyres ? — Et chacun s’étonnait intérieurement de ce changement. Il est vrai que, toujours selon Konstantin, les yeux magnifiques de Daria Michaëlowna s’étaient merveilleusement conservés.

Chaque été, Daria Michaëlowna venait s’établir à la campagne avec ses enfants (une fille de dix-sept ans et deux fils de neuf et dix ans), et tenait maison ouverte, c’est-à-dire recevait des hommes, surtout des hommes non mariés. Elle ne pouvait souffrir les femmes de province : aussi avait-elle à supporter leurs médisances. Elles traitaient Daria Michaëlowna d’orgueilleuse, de dépravée, de femme tyran, et disaient surtout que les libertés qu’elle se permettait dans la conversation étaient très-choquantes. Il est vrai que Daria Michaëlowna n’aimait pas à se gêner à la campagne, et que, dans le libre sans-façon de son commerce, elle laissait percer la légère nuance de mépris d’une lionne du grand monde pour les créatures passablement obscures et insignifiantes qui l’entouraient… Elle avait même une manière d’être assez leste et presque railleuse avec ses connaissances moscovites ; mais là, du moins, la nuance du mépris ne paraissait jamais.